Camera François Catonné, Gilbert Duhalde, Jean Monsigny, Jean-Paul Schwartz, and occasionally Jean Achache, Yves Agostini, Daniel Barrau, Renato Berta, Arthur Cloquet, Eric Dumage, Dominique Fondacci, François Lartigue, Yvon Marciano, Dominique Mazuet, François Plegades, Yves Pouffary, Jean-Henri Roger, Alain Thiollet, Anne Trigaux • Video Suzel Galliard • Sound Yves Allard, Pierre Befve, Robert Boner, Titou Charrière, Auguste Galli, Pierre Gamet, Michel Kharat, Luc Yersin, Richard Zolfo • Editind Charlotte Boisgeol, assisted by Julietta Roulet • Mix Pierre Gamet • Stills Georges Azenstarck, Marcel Lorre • Production Management François Vantrou, Vincent Gourlat • Production Thierry Garrel, Louisette Neil (INA) and Gérard Guérin (Laura Productions) • A coproduction Institut National de l’Audiovisuel et Laura Productions • With the participation of SERDAV-CNRS and Centre National de la Cinématographie.
With Michel Barba (Richier) • Jean-Claude Boussac (Boussac) • Guy Brana (Thomson-Brandt) • François Dalle (L’Oréal) • Bernard Darty (Darty) • Jacques de Fouchier (Paribas) • Alain Gomez (Saint-Gobain Emballages) • Francine Gomez (Waterman) • Daniel Lebard (Comptoir Lyon Alemand Louyot) • Jacques Lemonnier (IBM-France) • Raymond Lévy (Elf Aquitaine) • Gilbert Trigano (Club Méditerranée)
Distribution France & ventes internationales : Institut National de l’Audiovisuel.
French release : february 1979.
L'Humanité – 2 novembre 1978
La direction d’Antenne 2 retire le miroir
La direction d’Antenne 2 a décidé de différer la diffusion des émissions de la série Patrons/télévision de Gérard Mordillat et Nicolas Philibert, programmée les 15, 22 et 23 novembre. Une fois de plus apparaissent les limites de la télévision française quant à la liberté d’expression.
De quoi s’agit-il ? D’une série d’interviews de patrons français regroupées dans trois émissions selon trois thèmes : qu’est-ce qu’un patron? (Un pépin dans la boîte) ; le travail, la grève, le profit (Confidences [patronales] sur l’ouvrier) ; la notion de pouvoir dans l’entreprise (La bataille a commencé à Landerneau). La démarche des auteurs a été d’enregistrer le discours patronal.
L’émission est différée parce que ces patrons ne sont pas contents de l’émission. Bien. Mais quelle fut leur attitude au moment du tournage? Les auteurs ne leur ont pas caché qu’ils avaient une vision critique mais tout était concerté avec les interviewés qui « cherchaient à renvoyer la meilleure image d’eux-mêmes… et c’est à partir de ce moment-là que ça devenait intéressant pour nous ».
Le résultat c’est l’analyse au microscope du discours tenu par une classe sociale, et il semble que devant sa propre image celle-ci ait reculé, affolée par la diffusion à l’antenne de ce qu’elle est, non pas de manière anecdotique, mais dans sa nature même, trahie par les mots de ses propres représentants.
La direction d’Antenne 2, où chaque cas de censure a un habillage différent, déclare d’une part qu’elle « a été saisie d’un certain nombre de protestations des personnalités qui ont accordé des interviews », c’est-à-dire les patrons en question.
D’autre part elle indique « qu’en règle générale, lorsque l’INA fournit un programme produit par lui, la société de programme concernée est en droit de considérer que toutes les garanties ont été prises pour la diffusion ».
Mais alors pourquoi différer la série puisqu’elle est fournie par l’INA et « qu’en règle générale… » Pourquoi sinon parce qu’à Antenne 2 on est singulièrement sensible aux pressions patronales et fermé à toute véritable investigation de la réalité par la télévision?
Tête-à-tête avec 14 patrons
La série Patrons-télévision doit être diffusée
« Mais c’est un scandale cette usine ! C’est du Zola ! C’est de la manipulation. Ça n’existe pas ! Où l’avez-vous trouvée ? Qu’en pensez-vous, Brana? » Guy Brana, P.-D.G. de Thomson-Brandt, ne répond pas à M. Fraisse du C.N.P.F. qui s’insurge devant l’image d’une ouvrière à la chaîne. Cette usine est la sienne. Cela se passait mardi soir, lors de la projection des trois émissions de la série Patrons/Télévision devant les patrons invités. On connaît la suite : la censure.
Au printemps dernier, un film a été tiré de ces entretiens avec quatorze patrons. Il a été diffusé sous le titre La voix de son maître, les patrons n’ont rien dit pas plus qu’ils n’ont protesté lorsque France-Culture a diffusé, à la rentrée, trois heures d’émission avec les mêmes matériaux. Cette fois devant la perspective d’être vus et entendus… et compris par des millions de téléspectateurs, ils reculent et crient à la manipulation.
Or, cette série de trois fois une heure est d’une rigoureuse honnêteté. Produite par l’Institut national de l’audio-visuel en collaboration avec le Centre National de la Recherche Scientifique, il s’agit d’un document qui révèle le discours patronal en France en 1976-1977.
Peu à peu et grâce à l’organisation des séquences enregistrées ce n’est plus tel ou tel patron qui parle. C’est une classe sociale, le patronat, le grand, dont le discours se déroule sous nos yeux, complaisamment. C’est toute la réussite de ce travail, d’une équipe autour de Gérard Mordillat et de Nicolas Philibert. Un travail extrêmement élaboré et précis où la caméra ne fonctionne plus comme faire-valoir du patron – ce qui est d’habitude le cas à la télévision – mais comme un miroir devant lequel le patron est seul et contraint de réfléchir sur ce qu’il dit.
Ce déshabillage de ceux qui parlent par leur propre parole est le produit d’une manière d’interviewer ces patrons, manière inaugurée par Jean-Luc Godard au cours des émissions qu’il a réalisées pour l’Institut national de l’audiovisuel.
Il s’agit d’une rupture de la complicité (ou l’agressivité) entre l’interviewes et l’interviewé qui caractérise l’information télévisée. Ici l’information ne consiste pas à valoriser (ou à dévaloriser) quelqu’un, mais à éveiller le téléspectateur au discours qui est tenu devant lui en renvoyant celui qui parle à ce qu’il dit.
Des séquences d’ouvriers au travail ou de chaînes à l’arrêt ou en mouvement dans les usines de ces patrons viennent souligner les effets de ce discours : l’exploitation de la classe ouvrière. Effets brutaux de la cause patronale.
Les patrons ne les nient d’ailleurs pas « Un bon patron, c’est pas lui qui nourrit son personnel, c’est son personnel qui le nourrit » (Guy Merlin). Différemment les autres disent la même chose et tous se cherchent une légitimité qui reste introuvable hors de leur unique finalité : le profit.
Certains d’entre eux modernisent leur discours au point de déclarer tranquillement comme le PDG. de Saint-Gobain Emballage, Alain Gomez « L’autogestion c’est sûrement dans une phase à court terme ou à moyen terme, le type, le système de sortie.» De quoi ? De la crise.
Et il précise même : « Une société socialiste, autogestionnaire pourrait être l’incarnation (?) dans les années qui viennent… Mais ça restera finalement le même monde… enfin la même organisation de base. »
Il est vrai que M. Gomez fut un des fondateurs du C.E.R.E.S.
D’impressionnantes séquences de chaînes de construction de téléviseurs montrent que ce discours n’est pas seulement subi et combattu par la classe ouvrière dans l’entreprise, mais que c’est le discours qui domine partout. Et surtout à la radio télévision. C’est en ce sens que ces trois émissions informent. Elles donnent à voir ce qui est diffus et imprègne notre quotidien la domination de la grande bourgeoisie non seulement sur le corps, le temps, le travail, mais aussi dans les esprits.
Libération – 2 novembre 1978
A2: une émission sur le patronat déprogrammée
Gérard Mordillat et Nicolas Philibert sont les auteurs d’une série commandée par l’Institut National de l’Audiovisuel et le CNRS, intitulée Patrons/télévision. Prévue pour la diffusion en trois tranches sur Antenne 2 à partir du 15 novembre, l’émission vient d’être retirée des programmes par la direction de la chaîne.
Quinze patrons de grandes entreprises interviewés pendant quarante heures parlent du pouvoir, de la hiérarchie, des syndicats, de l’autogestion… A partir de cet énorme matériel, Philibert et Mordillat réalisent un film, La voix de son Maître, diffusé en salle au quartier latin en février dernier. Pas de réactions. Mais les choses se corsent quand les patrons en question (messieurs Thompson, Hachette, Trigano etc…) apprennent que la télé s’apprête à projeter, à partir des mêmes documents, une série de trois émissions. Ils demandent de visionner, s’étranglent d’indignation. M. Dalle, PDG de L’Oréal, trouve qu’il est mal servi, qu’il bafouille, d’autres se plaignent des plans d’usines, invraisemblables, misérabilistes. Il faut leur certifier qu’ils n’ont pas reconnu leurs propres entreprises.
Qu’est-ce qu’il s’est donc passé pour que ce qui était d’accord en février devienne impossible en novembre? Les patrons affirment qu’ils n’ont pas donné leur autorisation, les réalisateurs montrent un papier signé par les interviewés où ils s’engagent à ne pas intervenir dans l’utilisation de leurs confidences. L’explication est évidente : ce qui est bon dans une petite salle est catastrophique sur des millions de petits écrans. Au cours du tournage, les réalisateurs se sont sournoisement gardés d’intervenir, de rien opposer au flot de discours mégalomanes et totalitaires des patrons. Sans garde-fous, sans contradicteurs, ils ont dit le fond de leur pensée : « Est-ce qu’il vaut mieux avoir affaire à des gangsters, comme les chefs de syndicats américains, ou à des communistes, comme dans les syndicats français ? Aux communistes bien sûr, c’est plus facile » (Barba, PDG de Richier. « Si la dimension profit régresse, la dimension humaine régressera automatiquement » (Bernard Darty). « Cela va vous paraître provocateur, mais j’affirme avec force que l’entreprise ne peut être qu’une structure monarchique » (De Fouchier, PDG de Paribas). « Il faut que chaque personne de l’entreprise apprenne à reconnaître son chef » (J. Lemonnier, PDG d’IBM).
Rien de bien grave, on le voit. Simplement, à ne se déployer que dans le vide, la philosophie patronale prend des allures de folie solitaire, de délire incommunicable. L’an dernier, Pinochet, traité de la même manière par José Maria Berzoza, avait lui aussi obtenu une déprogrammation de dernière minute. Décidément, l’INA n’a pas de veine : faites parler le pouvoir et il vous accuse de le caricaturer.
Le Matin – 4 novembre 1978
Une histoire révélatrice qui fait apparaître les limites de la liberté d’expression à la télévision : la déprogrammation, par Antenne 2, de la série Patrons-télévision mise au point par l’INA.
De quoi s’agit-il ? Entre juillet 1976 et juillet 1977, une quinzaine de patrons ont parlé, devant la caméra, du pouvoir, de la hiérarchie, des syndicats, des grèves, de l’autogestion. Quarante heures d’entretiens filmés, à partir desquels deux jeunes réalisateurs : Philibert et Mordillat sortent trois émissions d’une heure qui dégagent l’essentiel du discours patronal. Elles sont coproduites par l’INA et Laura production. Chaque patron a visionné les rushes de son interview. Une version filmée, La voix de son maître, sort dans un cinéma du quartier Latin en février ; France-Culture diffuse une version radiophonique des entretiens le 4 avril.
Le 30 octobre, l’INA convie les patrons à une projection des émissions dont la diffusion est prévue pour les 15, 22 et 29 novembre. Le lendemain, Antenne 2 est saisie de protestations de certains patrons qui menacent d’intenter un procès en cas de diffusion de ces émissions qui les « caricaturent ». Ils se plaignent aussi des plans « trop misérabilistes », qui ont pourtant été tournés dans leurs usines et qui entrecoupent leur discours. Le lendemain, la déprogrammation est annoncée par Antenne 2 à la presse.
Dans un communiqué à l’AFP, l’INA signale que chacune des personnalités Interviewées a signé l’autorisation écrite d’exploitation télévisuelle de son interview, « en tout ou en partie ». La direction d’Antenne 2 déclare « ne pas vouloir réagir à ce communiqué qu’elle déplore », elle « maintient la déprogrammation ». En effet, selon Antenne 2, un procès resterait possible, toute personne ayant le droit de revenir sur son accord, lorsqu’il s’agit de la diffusion de sa propre image. Comme en matière de testament, c’est la dernière volonté de la personne concernée qui compte. Un conflit intéressant à suivre : pour la première fois, deux sociétés issues de l’ex-ORTF adoptent des positions complètement opposées. L’INA se sent bafouée : elle rappelle « que les copies des trois émissions ont été adressées à Antenne 2 fin août. La chaîne a donné son accord par écrit en même temps que les dates de programmation ».
Rappelons que les trois chaînes sont tenues de diffuser chaque année un certain nombre d’émissions produites par l’INA. Cet incident survient après la déprogrammation du film sur Bogota. Est-ce la production de documentaires de l’INA qui est remise en cause, et doit-elle se cantonner aux émissions sur l’art ?
Quant au fond, il est étonnant de constater que les patrons reculent devant leur propre image: Un film, une émission sur France-Culture, passe encore, mais quand il s’agit de la télévision le pouvoir du privé se révèle.
D. F.
Télérama – 8 novembre 1978
Les 15, 22 et 29 novembre était programmée sur Antenne 2 une série réalisée par Gérard Mordillat et Nicolas Philibert, coproduite par l’Institut National de l’Audiovisuel et Laura Productions, et intitulée Patrons/Télévision. Uniquement composée des interviews de quatorze grands patrons et de plans tournés dans leurs propres usines. Télérama en fait sa couverture et y consacre un article (pages 28 et 29).
Lundi 30 octobre : projection des émissions devant les patrons. Certains n’apprécient pas le spectacle. L’un d’entre eux manifeste sa mauvaise humeur : on le ridiculise, on le laisse moins parler que tel autre… Et ces images d’usines, d’où sortent-elles ? De chez eux. Ils ne reconnaissent pas…
Mardi 31, Antenne 2 annonce que la série est déprogrammée et explique qu’elle a été saisie d’un certain nombre de protestations de la part des personnalités ayant accordé des interviews dont la « diffusion devait être subordonnée à un accord préalable ». En conséquence, la chaîne préfère « attendre que tous les éclaircissements utiles soient apportés », et soumettre la question à son conseil d’administration. A 2 rappelle aussi qu’ « en règle générale, lorsque l’INA fournit un programme produit par lui, la société de programme concernée est en droit de considérer que toutes les garanties ont été prises pour la diffusion ».
Réaction de Gérard Mordillat : cette mesure est « une véritable censure politique, la déprogrammation étant le résultat de pressions directes des patrons sur A2 ». Par ailleurs, il précise qu’il n’a jamais été question de soumettre la diffusion des émissions à un quelconque droit de regard des patrons.
L’INA affirme pour sa part posséder toutes les autorisations écrites habituellement exigées. Et il rappelle qu’une version filmée d’ 1 h 30 (La Voix de son Maître) et une émission de trois heures (Tous derrière et lui devant) ont été réalisées à partir des mêmes documents, et diffusées en salles et sur France-Culture sans provoquer aucune réaction de la part des patrons.
Que leur arrive-t-il aujourd’hui ? Ils mesurent sans doute l’impact de la télévision. Que le portrait du patronat soit diffusé au Studio Logos et à l’Olympic Entrepôt, ou sur une chaîne de radio culturelle, passe encore. Mais qu’on multiplie leur discours sur des millions de petits écrans…
Ce qui est grave c’est qu’une chaîne de télévision se sente obligée de désavouer l’INA sous la pression d’un ou deux d’entre eux. Il serait aujourd’hui dommage qu’A 2 ne diffuse pas ces émissions de recherche qui prennent les téléspectateurs pour des adultes.
Télérama – 8 novembre 1978
Au Musée contemporain du patronat moderne, place de la Grande entreprise, entre le boulevard de l’Economie et l’avenue de l’Histoire se tient une exposition trombinoscopique exceptionnelle composée des portraits officiels, vivants et parlants de quatorze grands patrons de grandes entreprises françaises ou multinationales.
Au catalogue on trouve des noms étiquettes: Darty, Leclerc, Merlin, Trigano. Et des étiquettes dont on ignorait les porteurs.
Chacun dans sa vitrine-téléviseur, installé au milieu d’un décor profond meublé de style ou de design. Ils ont la silhouette élancée ou le double menton respectable. Ils sont statiques ou agités. Habillés sur le 31 qui convient à un jeune PDG aux idées avancées ou à un patron imposant qui a de la bouteille. A l’aise ou crispé, passionné ou posé, tout ce beau monde parle : opération bouche ouverte. Et dans le musée c’est un brouhaha d’où émerge : patron… pouvoir.., travail… syndicats…
On s’apprête à entamer la visite détaillée quand on rencontre les guides-réalisateurs: Gérard Mordillat et Nicolas Philibert. Ils expliquent qu’il a fallu trois ans pour mettre ces patrons dans la boîte. D’abord les choisir éclairés, de « ceux qui sont de l’avant-garde et à qui il est difficile d’appliquer les schémas traditionnels du patron ». Pas les pires en quelque sorte. « Les patrons de demain et non les survivants du XIXe siècle. » Managers salariés de leur entreprise ou patrons par héritage.
Ensuite obtenir des rendez-vous : quatre mois de démarches parfois, et peu de refus. Celui de David de Rothschild qui ne voulut pas qu’on le filme : il y a des Rothschild qui se montrent, aux courses, dans les galas, et il y a ceux qui sont à la tête des affaires et ne se montrent pas. Question de mythe. Celui de David Rockefeller qui télégraphia de New York ses meilleurs voeux de réussite. Et celui des actionnaires de Jacques Borel qui préféraient que leur PDG se taise : chaque fois qu’il parlait à la presse, les actions baissaient. La règle du jeu était simple : on allait faire du cinéma, les filmer dans le décor de leur choix, en train de répondre à des questions préparées à l’avance qui disparaîtraient au montage. On leur montrerait le résultat. Ils pourraient discuter et recommencer s’ils le voulaient. Pas de polémique, pas de ping-pong verbal aux coups trop connus et au score final suspect.
« Les patrons ont surtout l’habitude de la polémique, expliquent les réalisateurs, mais quand ils ont parlé pendant cinq minutes de suite sans personne pour les relancer, ils sont bien forcés de se découvrir, ils ne peuvent plus se réfugier derrière la réponse brillante, la boutade… » Aussi « malgré leur entraînement à la parole, ils ont totalement méconnu le cinéma en tant qu’outil critique en soi ». Ils devenaient acteurs devant la caméra, libres de façonner à leur idée la meilleure image d’eux-mêmes et de leur entreprise. Du cinéma-discours public et pas de la biographie : ces patrons n’étaient pas de simples individus, mais les représentants d’une classe sociale.
Et des plans d’usines étaient également tournés : plans muets parce que « le travail c’est ce qui ne parle pas, mais qui rend possible le discours patronal ».
Les patrons ont dit oui. Ils ont parlé. On les a filmés. Au total 40 heures d’enregistrement. Février 78, le public les découvre avec le film La voix de son maître. Mars 78, les auditeurs de France-Culture les retrouvent dans Tous derrière et lui devant . Novembre 78, les voilà dans la boîte magique, la télévision, pour trois émissions d’une heure sur Antenne 2 : Patrons/ Télévision. Fin 78-début 79, on pourra les suivre dans le texte : un livre est en préparation.
Que disent-ils, les uns après les autres? Des mots simples, des mots discours et des mots récits, des mots parades, des mots à dire, des mots avec réserves, des mots qu’on récuse mais qu’on dit quand même, des mots qu’on justifie, des mots clichés. Des mots appris dans ce que l’on appelle les grandes écoles. Quatorze voix pour un discours unique : celui de la légitimation. Et une seule variante : le ton, paternaliste, autoritaire ou inquiétant. Ils ont l’air sincères, cohérents avec eux-mêmes, contents, tranquilles dans leur assurance. On sent qu’ils veulent nous montrer leur autorité, justifier leur importance, prouver leur compétence. Ils se veulent intelligents en diable. Cherchent la formule, l’image choc, l’explication simple. Ils dissertent. Désirent faire oublier le patron de droit divin du XlXe et montrer qu’ils ont su s’adapter à l’économie du XX°. Ils ravalent la façade du capitalisme, mais comme c’est l’ordre établi qu’ils défendent avec fougue, leurs arguments côtoient parfois le ridicule. On écoute, on s’étonne, on écarquille les oreilles et le sourire grince un peu.
De quoi parlent-ils? Du pouvoir, économique ou politique. Même s’ils sont peu nombreux à le nommer et quelques-uns à le nier, il est le fil blanc qui coud leur discours.
Ils n’aiment pas le mot patron que l’histoire a doté d’un lourd passif. Ils se préfèrent chefs d’entreprise ou managers. Chefs d’orchestre. Anonymes comme l’est devenu le capital. Interchangeables bien que leur métier ne soit pas celui de tout le monde. Ils veulent bien partager les responsabilités mais comme elles vont de pair avec le pouvoir et que ce dernier tient à la compétence!
Et parler d’élire le patron c’est évoquer une inconcevable démocratie qui mettrait l’Efficacité de l’entreprise en danger.
Ce qu’il faut pour être patron? Le sens de l’humain et des compétences tout azimut. Et aujourd’hui on n’ordonne plus, on se concerte. Sans qu’il soit pourtant question de s’engager sur le chemin de l’autogestion.
Le travail? Ils ne le connaissent pas très bien. Celui de leurs employés, s’entend I Ce dont ils sont sûrs c’est qu’il restera une contrainte parce qu’il n’est pas fait pour rendre heureux. L’homme là-dedans est un investissement coûteux qui doit permettre de produire et de faire du profit. Encore un mot qu’ils évitent de prononcer mais qu’ils justifient très bien : moteur, motivation, avenir de l’entreprise. La grève, les conflits – qui ont certes fait beaucoup pour le progrès social – le mettent en danger, alors ils essaient de les voir venir et s’amusent à les gérer : on joue à négocier, on prend plaisir à faire traîner et complaisamment, on encaisse le trop plein de mauvaise humeur de l’adversaire Syndicat. On va même jusqu’à le ménager pour ne pas qu’il boude. Mais si jamais il se met à faire trop de politique, sort de son rôle de mouche du coche et s’occupe du système, il est mal vu.
C’est une force indispensable, un contre pouvoir dont les patrons reconnaissent la légitimité – bien forcés, ses délégués sont élus, eux. Mais il conteste la hiérarchie, et ça, c’est grave. Certains se souviennent que l’apparition du syndicat dans leur entreprise encore jeune et sereine a été un véritable traumatisme. Alors, maintenant, quand ils peuvent le coiffer sur le poteau dans la course à la démagogie, ils sont bien contents.
C’était un fragment – partial – du discours patronal. Le vrai discours est plus suave et plus dilué, mieux composé et plus charmeur. Il faut dire qu’il a été appris, répété. Et savoir que tout patron moderne s’initie à la psychologie de groupe et s’entraîne à la prise de parole : diction, mime et psychodrame. Seulement cette fois, ça ne marche pas : ils en disent trop, assis là tout seuls devant la caméra, dans leur décor aseptisé. On les avait imaginés et voilà que la réalité dépasse les bornes de la fiction. Quel cinéma pour nous convaincre et nous émouvoir! Quel mal pour ne pas nous faire sentir qu’ils ont le pouvoir et qu’ils y tiennent!
Se livrant à la caméra, ils ont cru poser pour la postérité. Ils ont en fait travaillé à leur autocaricature.
La Tribune de Genève – 9 novembre 1978
Encore une drôle d’affaire. Une série TV de trois émissions produites par la Société Laura Films et l’institut national de l’audiovisuel avait été achetée par Antenne 2 qui en avait annoncé officiellement la programmation pour les 15,22 et 29 novembre. Titre: Patrons-télévision. Que le bon peuple se rassure: il ne la verra pas! Cédant aux doléances de certains PDG, la direction d’Antenne 2 a décidé de surseoir à la diffusion.
De quoi s’agissait-il? Ni plus ni moins que des interviews de quinze grands patrons français d’entreprises nationales ou internationales. Leurs propos entrecroisés les amenaient à traiter du pouvoir, de la hiérarchie, des syndicats des grèves, de l’autogestion… Au total, 40 heures d’entretiens que les deux réalisateurs Gérard Mordillat et Nicolas Philibert, ont réduits à trois heures d’antenne.
Ces films, présentés à la presse, ont révélé à travers quinze voix différentes, un discours unique où transparaissent «l’ordre et la sécurité du monde». En fait, les deux réalisateurs ont fait preuve « d’honnêteté machiavélique».
Une autre vérité
«Au début, expliquent-ils, nous pensions bâtir notre travail sur deux pôles, un discours patronal et un discours syndical. Mais très vite, nous avons abandonné cette idée. Elle ne mène en fait qu’à une fausse dialectique, à un débat artificiel: on fait parler un patron, puis on va trouver un syndicaliste à ce qui on fait dire le contraire et on monte leur deux réponses, l’une après l’autre. Comme ça il y en a pour tous les goûts… Donner l’illusion du débat, c’est la meilleure façon d’empêcher les gens de réfléchir».
Gérard Mordillat et Nicolas Philibert ont alors choisi de donner la parole aux seuls patrons. Et le constat est d’autant plus terrible, diront les uns, d’autant plus signifiant, diront les autres. De-ci de-là cependant, les réalisateurs ont ponctué le discours patronal de quelques images d’usines ou de chaînes de montage. Ajouts superflus qui n’apportent rien aux sentiments ressentis face à ces quinze voix qui tiennent pourtant toutes un discours honnête, logique, censé et articulé. Mais l’accumulation, le télescopage de ces quinze voix révèlent une autre vérité derrière les mots.
Depuis l’affirmation ou le souhait de M. Raymond H. Levy, président de Elf, (« Il faut qu’un patron soit social ») jusqu’au constat de Francine Gomez, PDG de Waterman (« Dans l’entreprise, j’ai remarqué une chose: les gens, ils veulent être aimés. C’est idiot! »). En passant par l’affirmation péremptoire de Daniel Lebard, PDG du Comptoir Lyon-Alemand-Louyot, première société française de métaux précieux, cuivre, nickel, etc : « L’industrie n’est pas faite pour le bonheur des hommes »), à travers toutes ces voix se dévoile une certaine vision cynique du chef d’entreprise.
Diverses formes de cynisme
Cynisme gentiment provocateur de Jacques de Fouchier, président de la Compagnie financière et de la Banque de Paris et des Pays Bas qui affirme (mais a-t-il vraiment tort) que «l’entreprise ne peut vivre que dans le cadre d’une structure monarchique». Cynisme désabusé d’Alain Gomez, membre du CERES, l’aile gauche du Parti socialiste français, mais néanmoins PDG de Saint-Gobain Emballages qui déclare, sachant de quoi il parle: «Il n’y a aucune différence entre un patron de droite et un patron de gauche». Il concède encore qu’une société socialiste autogestionnaire est du domaine des choses possibles dans les années qui viennent mais il tempère son affirmation par: « Ça restera finalement le même monde… Enfin, la même organisation de base».
Cynisme super-intelligent enfin du directeur délégué du groupe Thomson-Brandt (105.000 employés), M. Guy Brana, qui parle dans l’entreprise de « gérer les tensions », au même titre que les stocks.
Confusément, deux sentiments émergent. Ils sont vraiment fragiles ces patrons, à la merci du profit qui dégringole et du cash-flow qui s’anémie. Ils sont aussi plein de suffisance, car n’étant plus, comme jadis, les détenteurs du capital, ils se posent désormais en managers. Ils sont ceux qui savent, ceux qui peuvent faire marcher la machine, les nouveaux gourous. Et leur seule vraie frayeur finalement c’est qu’on leur conteste cette compétence. Ainsi que le dit Jacques Lemonnier, président d’IBM France: «Il faut que chaque personne dans l’entreprise apprenne à reconnaître son chef».
Décision étonnante
La décision d’Antenne 2 de suspendre (jusqu’à quand?) ces diffusions, faisant droit ainsi aux réclamations de certains PDG, est étonnante à plus d’un titre. Ainsi que le souligne l’INA, une version filmée d’une heure trente, (La Voix de son maître) réalisée à partir des mêmes entretiens, a été diffusée en salles et n’a pas provoqué de protestations particulières. Bien plus, une version radiophonique de trois heures, toujours à partir du même matériel, a été diffusée sur France Culture (le 9 avril) après que les intéressés en eurent été avisés! Enfin, les autorisations écrites, habituellement exigées de la part des personnalités interviewées, ont été recueillies lors du tournage, conformément aux usages professionnels. Doit-on en conclure que ce qui peut être dit dans un film destiné à un circuit marginal de distribution de cinéma ou entendu sur une chaîne culturelle de radio réservée à une élite, n’a pas sa place et ne peut être montré dans les programmes d’une société nationale de télévision? A tout le moins la question est posée de savoir si, en France, quand les patrons parlent, il faut éloigner le peuple…
La Vie Ouvrière – 13/19 novembre 1978
Contrairement à ce qu’une information précipitée nous avait fait écrire la semaine dernière, la direction d’Antenne 2 n’a pas définitivement déprogrammé la série d’émissions Patrons/Télévision, mais seulement « différée ». Subtilité de langage et de procédure qui n’autorise pas à mettre en doute la bonne volonté de la direction d’Antenne 2. Mais qui n’indique pas non plus qu’un épais brouillard ne tombera pas sur cette affaire. Verrons-nous jamais ces émissions? Néant.
Le communiqué officiel d’Antenne 2 a ceci d’intéressant qu’il nous apprend, ou plutôt confirme, l’intervention directe « d’un certain nombre de personnalités ayant accordé une interview » auprès de la direction de cette chaîne. A savoir les patrons. Certains patrons ont donc protesté, estimant sans doute que leurs propos avaient été dénaturés. Ce qu’il est intéressant d’apprendre, c’est qu’au moment où A2 a pris la décision de déprogrammer Patrons/Télévision, seulement deux d’entre eux avaient visionné les 3 émissions. A savoir François Dalle, PDG de l’Oréal, et Guy Brana PDG de Thomson Brandt. Accompagnés, il faut le dire, d’un représentant du CNPF, M. Froisse. A partir de là, on se perd dans un dédale de suppositions et de coups de téléphones occultes. Qui n’étonnent d’ailleurs personne. Ainsi, sans citer de nom, on parle volontiers d’un coup de téléphone parti d’on ne sait quel bureau directorial, passant par le cabinet du premier ministre, et atterrissant tout droit à Antenne 2. Le ministère de tutelle ? Mis sur la touche. Son pouvoir ? Bafoué. A2 ? A genoux.
Au chapitre des choses sûres, par contre, nous nous sommes livrés à un petit sondage téléphonique qui parfois nous a réservé de belles surprises. Chez IBM, on n’aime pas ces émissions parce qu’elles « ne sont pas le reflet de la réalité du monde industriel », mais on ne s’oppose pas à leur diffusion. Au Club Méditerranée, si l’on s’estimait diffamé, on ne demanderait pas la censure, mais un droit de réponse. Chez Waterman, Francine Gomez était en voyage. Chez St-Gobain-Emballages, son mari ne s’oppose pas à la diffusion. Bernard Darty n’avait pas vu les émissions mais en tout état de cause s’oppose à toute forme de censure. M. Barba, à l’époque PDG de Richier (Ford) ne s’oppose pas non plus à la diffusion. M. Lévy, PDG de la SNEA (ELF) n’a rien fait pour contrer ces émissions. Ni M. Worms, directeur général de Hachette. M. Brana, en réunion, n’a pas rappelé, etc. Par contre, du côté de chez Paribas, parlant au nom de Jacques de Fouchier, M. Gorlain a précisé: « On s’est fait avoir dans cette affaire. On s’est fait piéger. Si nous avions su que ce n’étaient pas des archives, mais des documents pour la télévision, nous aurions agi différemment. On ne poussera pas à la roue pour que cela soit diffusé. Si cela ne passe pas, tant mieux. »
Chez l’Oréal, au nom de François Dalle, sa collaboratrice Mlle de Milleville indiquait: « François Dalle est intervenu auprès de la chaîne pour faire supprimer son interview. Ou la passer en totalité. Car dans l’intégralité de ces propos, il y avait une cohérence. Après saucissonnage – il n’y a pas d’autre mot – on donne l’impression que François Dalle est un patron réactionnaire. Ce qu’il n’est évidemment pas… » Merci. Les travailleurs de l’Oréal, et tous les travailleurs puisque M. Dalle avait été pressenti pour succéder à François Ceyrac à la tête du CNPF, seront heureux de l’apprendre. Mais puisqu’il est question de piège, de saucissonnage, même de « manipulation », il faut savoir que toutes les questions posées aux patrons leur étaient communiquées à l’avance; qu’ils ont eu la possibilité – et certains ne s’en sont pas privés – de refaire l’interview quand ils n’en étaient pas satisfaits. Les auteurs, Nicolas Philibert et Gérard Mordillat, se réservant le doit d’apporter une dimension critique à leur travail au moment du montage. Ils avaient pour cela les autorisations signées d’utiliser tout ou partie de leurs documents. Et c’est ce qu’ils ont fort bien fait. Au discours patronal sur le capital, les profits, les multinationales, le pouvoir, ils ont sans cesse opposé, avec beaucoup de rigueur, les images du travail. Et c’est cela qui dérange.
Pourtant, il faut bien appeler un chat un chat, et l’exploitation l’exploitation. Quand certains patrons reprochent aux auteurs de « faire du Zola», de qui se moquent-ils? Ces images filmées dans leurs usines ne sont tout de même pas des inventions. De quoi ont-ils peur? Que les travailleurs se rendent compte que le travail à la chaîne est pénible? Qu’ils sont exploités? Alors on disserte sur la vie de l’entreprise qui ne se borne pas, dit-on, à la seule chaîne de production. Soit. Mais les réactions de « vierges effarouchées » de ces patrons sont d’autant plus malignes, qu’on imagine mal ces « managers » oubliant une seconde que c’est à la chaîne que se fabrique la plus value. Mordillat et Philibert ont donc vu juste. Si juste qu’ils en sont aujourd’hui les victimes. Et avec eux, l’Institut National de l’Audiovisuel, seul organisme où, jusqu’alors, les auteurs pouvaient travailler en toute liberté.
Au moment où nous écrivons, le Conseil d’Administration d’Antenne 2, saisi de cette affaire, ne s’est pas encore réuni. Quelle décision prendra-t- il? Il est à craindre que des « intérêts supérieurs » ne lui dictent à nouveau son attitude. Croyez-vous qu’un OS téléphonant à la direction d’Antenne 2 pour protester contre l’image idyllique que l’on donnerait de son travail, obtiendrait satisfaction? Non. Parce que la lutte des classes, cela existe. Même à la télévision certains patrons ont eu peur de se voir ainsi mettre à nu devant dix ou vingt millions de téléspectateurs. Alors ils ont téléphoné. C’est si simple quand on a l’information à sa botte.
Libération - 14 novembre 1978
L’INA au pied du mur
Demain soir, Antenne 2 devait diffuser la série de Nicolas Philibert et Gérard Mordillat, Patrons/Télévision. Pour l’instant, et en dépit des protestations de l’INA, producteur de l’émission, la censure des patrons qui se trouvaient une trop sale gueule tient toujours : à la place des patrons, verrons-nous le Muppet Show ? Mais cette affaire remet sur le tapis la question du rôle de l’Institut National de l’Audiovisuel. Conservatoire, ou noyau d’expérimentation audiovisuelle?
Décidément, l’INA n’a pas de chance. Après la grève de février dernier, après la suspension de toute activité de production pour les six derniers mois de 1978 (le temps de rattraper le déficit budgétaire), voilà que le problème de la place des émissions INA dans la programmation des chaînes se trouve posé.
Trois grandes séries déprogrammées en un an par Antenne 2, trois séries produites ou coproduites par l’INA. Pour Chili Impressions, qui devait finalement passer avec retard, l’imprudence du réalisateur (qui avait accordé au gouvernement chilien un droit de regard) semblait en cause. Mais pour les deux émissions de Ciro Duran sur Les enfants de Bogota, comme pour Patrons-Télévision, c’est la direction de la chaîne qui a pris la décision en fonction de ses intérêts propres (préférence accordée à un reportage « maison » dans le premier cas, peur des réactions patronales dans l’autre)..
Mais cette fois-ci, l’INA a décidé de se défendre. Ira-t-on jusqu’au procès entre deux sociétés issues de l’ORTF? C’est que ce processus de déprogrammation devient systématique et qu’à travers ces incidents, plusieurs questions de fond se trouvent posées.
D’abord, celle de la nouvelle conception de la « programmation » que les pratiques d’Antenne 2 révèlent. On programme et déprogramme à vue de nez, souverainement, sans explications. Désormais, les sociétés de programme s’estiment maîtresses chez elles, et le fragile équilibre défini par le cahier des charges, testament de l’ORTF, est caduc. Priorité absolue à la programmation : la production d’émissions devient une activité annexe, et les chaînes engrangent au hasard des mètres de pellicule qu’elles passent comme et quand bon leur semble. Autrement dit, ce sont TF1, Antenne 2 et FR3 qui court-circuitent la production, s’arrogent le droit de censurer, voire retoucher. Antenne 2 est à la pointe de ce progrès : dans l’affaire Patrons-télévision, le rôle de la chaîne eut été normalement de renvoyer à l’INA, maître d’oeuvre de l’émission, les protestations patronales. Du moment que les autorisations de tournage avaient été obtenues, A2 n’avait pas à s’interposer entre l’INA et les protestataires, ni à juger du conflit. Mais voilà : le nouveau style de programmation, c’est l’ère du coup de téléphone. D’un patron, d’un ambassadeur, de quiconque s’estime assez puissant pour obtenir au bout du fil quelqu’un d’autre qu’une secrétaire.
Ensuite et surtout, cette politique d’Antenne 2 peut difficilement passer pour autre chose qu’une manière détournée de faire disparaître l’INA. Des sept sociétés issues de l’ORTF, l’INA était la plus originale. Intégrer à la programmation un certain nombre d’émissions « expérimentales », faire de l’audio-visuel une expérience populaire, tel était le sens principal de la mission de l’INA. En fait, les chaînes réduiraient volontiers l’Institut à ses fonctions d’archiviste et de pédagogue de l’audio-visuel. Et certes, l’INA remplit ce rôle (voir la série Rue des Archives, actuellement programmée sur FR3). Mais c’est dans son travail de production original que l’INA est menacée, dès lors que ses émissions ne passent plus sur l’écran. Les trois productions déprogrammées ont tout de même un trait commun : elles pratiquent le même type de télévision, portent le même regard, ni « journaliste » ni esthète, sur le réel. Elles sont du reportage, mais du meilleur reportage, en profondeur, du reportage au ras de la réalité représentée. Elles sont longues (trois émissions d’une heure pour Patrons/Télévision, deux pour Les gamins de Bogota, fouillées, fruit d’enquêtes qui durent des années. On tend à leur préférer, dans les bureaux d’Antenne 2, les tape-à-l’oeil bâclés en quinze jours par une équipe d’actualité. Comme ça, l’argent ne sort pas de la maison.
Le budget de l’INA est fait pour moitié de ce que lui versent les chaînes, dans le cadre de leurs obligations à un minimum de programmation « culturelle », pour l’autre moitié des rentrées dues aux services propres de l’INA (comme pédagothèque télévisuelle et comme responsable de l’animation audio-visuelle en France). Dès lors que les chaînes déprogramment les produits INA, c’est l’équilibre financier de l’Institut qui est menacé. L’an prochain, ce budget augmentera d’à peine 10 %, dont 8% sont déjà réservés aux progressions des salaires. Pour l’INA, c’est désormais une question de vie ou de mort. Antenne 2, qui a rajouté au contrat qui la lie à l’INA une petite phrase qui lui donnerait le droit de déprogrammer à volonté, sait qu’il y aura peu de défenseurs de l’INA dans les milieux professionnels. Par exemple, quand j’ai parlé ici de ce tour de passe-passe par lequel l’émission de Ciro Duran avait été remplacé par un reportage à l’Elkabach, les fabricants dudit reportage sont venus m’expliquer que je favorisais une émission produite par des étrangers et à l’étranger. Qu’en somme je mettais en danger l’emploi des cégétistes de l’audio-visuel. Si l’on sait que l’INA a aussi une politique de coproductions avec l’étranger, on comprendra qu’à tous ses ennemis s’ajoute le chauvinisme syndical : il ne faut pas désespérer les Buttes-Chaumont.
L’Humanité – 15 novembre 1978
Hier soir était prévue la diffusion sur Antenne 2 du premier numéro de la série Patrons/Télévision. Maurice Ulrich, à la demande de certains patrons, a censuré l’émission et laissé sans réponse la demande de diffusion émanant de l’Institut National de l’Audiovisuel, demande assortie des garanties contre tout recours présentées par son président Pierre Emmanuel.
C’est hier soir que nous aurions dû voir sur Antenne 2 le premier numéro de la série Patrons/Télévision. La direction d’Antenne 2 en a décidé autrement, s’arrogeant le droit de juger – en se soumettant aux pressions du grand patronat – de la production d’une société comme l’Institut national de l’audiovisuel (INA), une des sept sociétés issues de l’ORTF.
Cette attitude est en contradiction avec celle d’une autre société issue de l’ORTF, à savoir Radio France, qui a décidé de rediffuser, le 26 novembre, dans le cadre des Ateliers de Création Radiophonique de France Culture, les trois heures d’émission déjà diffusés le 2 avril et qui ont été réalisées à partir des mêmes entretiens qu’Antenne 2 refuse de diffuser.
Il est vrai qu’à la télévision, plus de dix millions de Français auraient pu entendre et voir ces patrons leur parler, à leur manière de patron, de leur quotidien. C’est ce qu’on n’a pas voulu. On n’a pas voulu que les Français voient ce document qui vise à dégager des fioritures et des masques – souvent télévisés – de la propagande, le discours patronal.
Jamais sans doute autant que dans cette affaire, la télévision française n’aura paru à ce point platement soumise aux intérêts de ceux qui dominent l’économie, I’Etat et, la preuve ! les grands moyens de communication.
Il est, en effet, établi que c’est à la suite de l’intervention concertée de M. Froisse, attaché de presse du CNPF, et d’un responsable du service de presse du premier ministre, que M. Ulrich, P.D.G. d’Antenne 2, a décidé la censure sans consulter ni même prévenir Pierre Emmanuel, P.D.G. de l’INA. De surcroît, sur les quatorze patrons interviewés, seulement deux, M. Dalle (L’Oréal) et Barba (Richier) ont protesté contre la diffusion et leurs lettres datent des 6 et 9 novembre, c’est-à-dire une semaine après la déprogrammation. Le patronat est donc gêné par cette affaire de censure qui nuirait à son image de marque.
Outre qu’elle porte atteinte à la liberté d’expression et dénonce l’archaïsme dont est capable la télévision giscardienne et avancée qu’on pratique à Antenne 2, cette décision sommaire et brutale met en cause directement la vocation, et donc l’avenir de l’I.N.A., à qui n’est désormais plus reconnue la responsabilité de ses productions, de leur élaboration à leur diffusion à l’antenne, prévue par les cahiers des charges.
Il est évident que de ce point de vue Antenne 2 est à l’avant-garde. Elle exige de plus en plus d’exercer une véritable tutelle sur l’I.N.A., tant par l’intermédiaire des services de la programmation que de ceux de l’information. Il semble qu’à l’I.N.A. on ne soit pas prêt à accepter cette situation.
La direction a, en effet, décidé de s’adresser à nouveau à Antenne 2 pour que la série soit diffusée, après une expertise judiciaire des émissions et des documents signés par les différents patrons interviewés. Une première lettre de Pierre Emmanuel à Maurice Ulrich est restée sans réponse.
Il est vrai que celui-ci ne semble être en relation qu’avec le C.N.P.F., le cabinet de Raymond Barre ou l’Elysée.
Maurice Ulrich n’est pas un homme de télévision, mais un homme du pouvoir. Il l’a d’ailleurs servi au ministère des Affaires étrangères dont il fut secrétaire général au moment où fut organisée l’escroquerie électorale de la répartition, avec pression à l’appui, du vote des Français de l’étranger dans les circonscriptions où la droite pouvait être en difficulté en mars 1978.
La série Patrons-télévision doit être diffusée. L’I.N.A. doit pouvoir exercer sa mission jusqu’à la diffusion de ses productions en organisme responsable que la loi définit. Il est frappant d’observer que ces nécessités qui relèvent de l’évidence mettent en cause directement les pratiques quotidiennes et irrecevables de la télévision française aujourd’hui.
Charlie Hebdo - Jeudi 16 novembre 1978
Antenne 2 devait programmer, les 15, 22 et 29 novembre, une série de l’I.N.A. (Institut national de l’audiovisuel) : Patrons/Télévision, de Gérard Mordillat et Nicolas Philibert. Il s ‘agissait de quatorze interviews de grands patrons et de plans tournés dans leurs usines.
Le lundi 30 octobre, Mordillat et Philibert ont projeté ces émissions aux patrons concernés. Monsieur Dalle, patron de l’Oréal (n° 2 du cosmétique mondial), en est sorti mécontent : l’image donnée de lui ne correspondait pas à son image de marque.
Le 31 octobre, Antenne 2, sur pressions présumées de M. Dalle, déprogrammait la série.
A partir des mêmes documents, un film, La Voix de son Maître, avait été diffusé en salles (février 78). Cette première version n’avait donné lieu à aucune réaction négative. Si cette série n’est pas reprogrammée, c’est, à travers elle, toute l’indépendance ultérieure de la production de l’I.N.A. qui sera menacée.
Quatorze cloches, un seul son
Les patrons parlent. Avec leurs pompes bien cirées, leurs intérieurs époussetés, leur siège social standing, leurs bajoues distinguées ou leur tronche d’énarque éclairé, ils parlent tels qu’en eux-mêmes. On leur laisse le temps de patouiller. Ils patouillent. On entend quatorze discours, quatorze voix. Mais ils pourraient n’être qu’un seul. C’est le même son de cloche. Ils s’éclairent tous au 220 du libéralisme avancé. Ils parlent compréhension, concertation. Ils ont le « sens de l’humain ». Ils « gèrent les tensions ». Ils ont tous un bon ton, un sens du management nickel. Ils sont tous légitimes par voie de compétence.
Superficiellement, Francine Gomez (Waterman) détonne un peu par un cynisme tranchant. Superficiellement, Merlin (Merlin Plage) détonne un peu par un déconctracté fortement plouck. Superficiellement seulement, attention !
Car tous chantent la même chanson.
Le pouvoir, le profit sont en sourdine le ronron fondamental de leur discours. Ces mots-là, ils ne les prononcent pas ou peu. Ils leur préfèrent compétence, risque, responsabilités, vie de l’entreprise, management. L’ouvrier est une entité, son quotidien une chose confuse. Ils manipulent des abstractions. Et c’est tant mieux pour eux.
Le réac désossé
Le film décode entièrement leurs discours d’apparat. Sous l’humanisme courtois, il éclaire leur vrai discours caché : hiérarchie inaltérable, chef indispensable, utopique autogestion.
La seule vraie chose rigolote, c’est d’avoir le pouvoir et de ne plus le lâcher. La dernière astuce, c’est de parer l’antique tandem exploiteur/exploité de toutes les joliesses démocratiques de la concertation moderne. Et la prouesse impardonnable du film, c’ est de déplumer cet humanisme seyant pour désosser anatomiquement ce jeu réactionnaire où ce sont toujours les mêmes qui sont blousés et toujours les mêmes qui crochent les bonnes cartes.
Ce film n’est pas un film militant, caricatural d’emblée. Avec l’affreux de service. Ce n’est pas un film de polémique avec un avis, l’avis opposé. Ce n’est pas un film interviewer/interviewé avec complicités, antagonismes et perfidies bien rodés. C’est un film qui ne joue pas le jeu. Et c’est ça son intelligence, sa force, l’originalité de sa portée.
Le cirque de la polémique
Dans le cirque de la polémique, les duettistes sont au point, parfaits. Chacun apporte son estocade. Chacun marque un point à son tour. Et chaque spectateur du combat a son défenseur, son héros en boutades fines, le grand de son camp. Il marque les points avec lui. Tous les points de vue sont donnés. Le sien aussi. C’est comme si le spectateur avait eu son propre mot à dire, l’avait dit. Les divergences s’équilibrent. Dans l’illusion bien manigancée de l’affrontement, c’est l’affrontement lui-même qui perd sa valeur. Se réduit à l’estocade de bon goût, au mot d’esprit, à la victoire du bla-bla sur le concret du problème. Le spectateur sort de là sans avoir à réfléchir. Ce qu’il y avait à dire, on l’a dit pour lui. Ce qu’il pense tout bas, on l’a pensé tout haut.
La polémique, avec ses coups de gueule et ses points marqués, a grand air de vérité bien balancée. En fait, elle n’est qu’un jeu de dialectique assez primaire, swingant sur le registre de deux petites vérités extrêmes. Elle ne dévoile rien. Elle est faite pour ça. Et, à ce jeu, les patrons sont idéalement rodés.
La polémique, c’est leur chanson de geste. Ils la possèdent à fond. La dialectique, le verbe, la mimique, la boutade, c’est leur rayon. Ils les pratiquent tous les jours. Il était autrement intelligent de les filmer tels, longuement, de les laisser s’expliquer, développer leur pensée. Tous les masques de tricherie du vieux jeu rodé sont tombés.
Le théâtre…
Ils sont tombés dans le panneau qui leur donnait tous les choix. Choix du décor. Choix de leurs réponses. Temps de préparation. Possibilité de recommencer la prise de vue quand elle n’était pas satisfaisante. Et parfois même jusqu’au choix de leurs questions. Aucune question ne les a pris en traître. Elles ont été préparées, posées à l’avance, travaillées. On n’a pas branché traîtreusement le micro. On n’a pas posé à la va-vite la question vacharche qui laisse sur le cul. On ne les a pas brusqués, à aucun moment. S’ils sont caricaturaux, cyniques, méprisants pour l’ouvrier, c’est à eux seuls qu’ils le doivent. Car ils sont cela. Si leur humanisme fait faux-cul, leur mimique théâtre, leur sincérité guignol, c’est à seuls qu’ils le doivent.
Car ils ne se sont pas méfiés. Pas méfiés de la caméra qui les a pris tels quels, froidement. Ont pigé trop tard qu’elle était en elle seule un outil critique d’une glaciale férocité. Elle ne laisse rien passer. Et, pire, elle montre ce qui n’est pas dit. Le propos est ouvert, progressiste, dans le vent. Elle coince plus que le propos. Elle piège le bonhomme, et au-delà de la première lecture (celle de son discours), elle en stigmatise une seconde, par l’image, celle de son image qu’on ne peut jamais dominer. Et qui condamne.
Et c’est cela sans aucun doute qui a choqué M. Dalle, censeur. Son image. Saisir tout à coup celle qu’il donnait. Plus du tout celle qu’il voulait donner. Saisir trop tard qu’il était tombé dans un fameux panneau : celui de faire lui-même sa caricature en croyant magnifiquement composer son portrait pour grandes galeries de la postérité.
…et son double
Ce faisant, il est tombé dans un autre piège : celui de porter celui d’Anastasie, la Moche, chapeau plutôt lourd de bordure et réac de forme. Un comble pour l’humaniste !
Et dans la même foulée, les autres patrons se sont plantés dans leurs prétentions. Ayant joué la carte libérale, ils ne pouvaient plus se contredire. Et faire en dernier round les censeurs. On le voit, c’est habile. Laissez Narcisse se faire des grâces dans l’eau profonde de ses fontaines. C’est de lui-même qu’il se coulera !
PS : Aux dernières nouvelles, la série télévisée Patrons/Télévision a été officiellement interdite par François Dalle (L’Oréal) et Michel Barba (Richier). L’émission radio réalisée à partir des mêmes documents, Tous derrière et lui devant, sera rediffusée le 26 novembre sur France-Culture à 20 h.
Le Monde – 18 avril 1979
Gérard Mordillat, trente ans, et Nicolas Philibert, vingt-huit ans, ont interviewé des chefs d’entreprise en 1976 et 1977. Depuis, Ils explorent la matière recueillie, la soumettent à divers traitements. Ils ont d’abord mis en scène le discours patronal dans La voix de son maitre, film de long métrage sorti dans les salles de cinéma en février 1978. Puis, ils ont gardé la seule parole pour Tous derrière et lui devant, émission de radio diffusée par France-Culture en mars et en novembre 1978. En novembre de la même année, Antenne 2 devait programmer Patrons /Télévision (trois fois soixante minutes). Mais ne voulant pas risquer un procès, la direction de la société a décidé de surseoir à la diffusion des émissions, à la suite de protestations de cinq des patrons » concernés. Patrons /Télévision sort donc dans le circuit commercial. Dernier éclairage, dernière forme d’examen du discours : l’écriture et la mise en pages. Gérard Mordillat et Nicolas Philibert viennent de publier Ces patrons éclairés qui craignent la lumière*, dans lequel lis livrent le décryptage intégral de ce qui est montré dans le film et les émissions.
* Collection « Histoires Imaginaires ». Editions Albatros, 223 pages.
QUINZE chefs d’entreprise, quinze « patrons » de grosses « boites » parlent. Interrogés par Gérard Mordillat et Nicolas Philibert, ils s’expliquent, longuement, sur leur métier, sur leur conception du pouvoir et de la démocratie, sur le rôle des syndicats et l’importance des conflits sociaux. Ce qu’ils disent est intéressant, aux questions qui leur sont posées (et que le téléspectateur n’entend pas dans le montage final) ils répondent le plus souvent d’une manière non seulement intelligente – ce qui est après tout la moindre des choses – mais aussi humaine et, somme toute, sympathique. Il y a bien, de-ci de-là, quelques naïvetés ou même quelques énormités, mais enfin, dans l’ensemble, le portrait qu’ils donnent d’eux-mêmes devrait plutôt les mettre en valeur, ne serait-ce que par contraste avec l’image caricaturale qu’on se fait d’eux en général.
Pourtant ces patrons souriants n’ont pas aimé les trois émissions de Gérard Mordillat et Nicolas Philibert. Ils ont même obtenu de M. Maurice Ulrich, président-directeur général d’Antenne 2, qu’elles ne soient pas diffusées. Leur réaction se comprend car il est bien vrai, en définitive, que malgré leur langage raisonnable et leur visage affable, ils n’apparaissent pas sous un jour flatteur. Curieux décalage, que tous les téléspectateurs ne ressentirent peut-être pas – d’où l’ambiguïté du film – et que les auteurs expliquent par l’effet critique « en soi » du cinéma. « En soi ? » Le montage joue, bien entendu, un rôle déterminant. Il permet ici, par exemple, l’insertion de plans d’usines et d’ouvriers au travail qui, venant en contrepoint du discours patronal, en soulignent la vanité
Procédé facile et directement polémique dont on sait qu’il a fortement déplu à plusieurs des Interviewés et qui n’est d’ailleurs pas le plus convaincant.
L’essentiel, cependant, n’est probablement pas là. Ce qui suscite, à la longue, cette impression de malaise, c’est plutôt l’accumulation de déclarations bien balancées qui se ressemblent beaucoup et qui créent un étrange effet d’irréalité. Il est aisé de ridiculiser n’importe qui à l’écran en tronquant ses propos ou en jouant sur l’enchaînement des séquences. Si tel était te cas, les interviewés pourraient à bon droit s’estimer trahis. Gérard Mordillat et Nicolas Philibert ont choisi la démarche inverse : ils ont donné à leurs interlocuteurs la possibilité de s’exprimer d’une manière précise et détaillée, sans leur couper la parole ni les provoquer par des questions agressives. Le résultat est une sorte de long récitatif à quinze voix, dont le contenu est parfaitement homogène.
Ce n’est pas une surprise pour les auteurs qui ont voulu, disent-ils, montrer l’unité du discours patronal. Le téléspectateur, pour sa part, croit assister à une représentation où chacun joue, à la façon d’un acteur, un rôle appris. La répétition finit par semer le doute sur la sincérité de ces quinze personnages en quête d’auteur, par faire apparaître la rhétorique de leur argumentation, par ruiner discrètement la véracité de leurs dires, le pouvoir de persuasion des plus habiles étant en quelque sorte miné par l’assurance tranquille des moins subtils.
Que disent-ils? Que le chef d’entreprise a cessé d’être un seigneur de droit divin pour devenir un animateur, « un chef d’orchestre », « un bon artisan » plutôt qu’«un grand artiste»; que sa légitimité repose sur sa compétence, non sur sa naissance ou son titre; que la question du pouvoir n’a pas de sens (« est-ce que l’on parle du pouvoir dans une équipe de rugby ou sur un navire?», demande l’un d’eux), mais que se posent seulement des problèmes de commandement et de responsabilité; que l’élection des dirigeants par le personnel n’est pas concevable ; que les tensions sociales peuvent être fécondes si on sait en tirer parti; que la hiérarchie est nécessaire et les syndicats trop politisés, etc.
Ces analyses, qui n’ont rien, on le voit, de révolutionnaire, les uns les présentent avec naturel, les autres avec solennité, certains même avec talent (s’il fallait dresser un palmarès, Guy Brana, de Thomson-Brandt, et Alain Gomez, de Saint-Gobain Emballages, seraient sans doute classés en tête). Elles contribuent à exprimer l’idéologie du capitalisme moderne, avec sa cohérence, ses certitudes et ses silences. Le film de Gérard Mordillat et Nicolas Philibert suggère que la réalité n’est pas si simple. Telle est, si l’on veut, la vertu critique du cinéma.
Libération – 1er / 2 juin 1981
Premier épisode: les images sont dans le placard
Sept ans de censure à la télévision giscardienne. On imagine spontanément un tribunal de créatures atroces et blafardes, officiant dans les sous-sols humides d’un bâtiment douteux. Autre cliché : seul le secteur de l’information aurait été visé par la censure. Tout cela serait trop beau, trop symboliquement vrai, et surtout peu conforme à l’intelligence du régime qui a disparu le soir du 10 mai.
Le secteur de l’information a été bien évidemment surveillé, mais tous les autres domaines de la création télévisuelle ont également été touchés. Et, du coup, pour assurer cette censure polyvalente, on a vu se mettre en place une stratégie beaucoup plus fine que ce que les caricatures hâtives nous laissent, par habitude, imaginer. Dans l’aura du libéralisme giscardien, il fallait à la fois sauver la face et assurer une maîtrise fiable de l’ensemble du système télévisuel. La censure massive s’éclipsa donc très vite au profit de petites manoeuvres insidieuses et fuyantes dont la subtilité et la discrétion s’avérèrent à l’usage beaucoup plus efficaces :
PROGRAMMER, DÉPROGRAMMER
– Pratique des listes noires ou grises qui permettaient de conserver en alibi des réalisateurs « douteux » tout en les épuisant sur des sujets fastidieux (de-ci, de-là, un petit reportage ou un quart d’heure d’émission enfantine).
– Arguments économiques bateaux : « Vous êtes trop long et donc trop cher ».
– Pour les émissions d’actualité, une mise au placard indéterminée qui, par principe, rendait très vite les sujets traités obsolètes.
– Mais le système qui semble avoir eu le plus de succès, c’est celui de la programmation/déprogrammation intempestive. Imaginez qu’une émission programmée à 21H30 (heure d’audience raisonnable) gêne pour une raison quelconque le directeur de la programmation. Plutôt que de la supprimer purement et simplement, ce qui attire fatalement l’attention, le jeu consistait à la déplacer vers une heure d’écoute tardive ou suicidaire (par exemple, en concurrence avec un film ou une émission de variétés sur les autres chaînes) et, si possible, deux ou trois semaines plus tard, pour que les éventuelles annonces dans les journaux spécialisés ou dans les programmes de quotidiens tombent à l’eau. On se souvient de la série Paysannes de Gérard Guérin, sur les femmes du Larzac, prix de la critique télévisuelle 1980, programmée à 16H, heure où les paysans prennent le thé… Série jamais rediffusée.
Face aux protestations des réalisateurs ou des producteurs, cette pratique permettait d’éluder les raisons directement idéologiques ou politiques en se retranchant derrière le nébuleux impératif de la programmation (« pas de place, les stocks à écouler en priorité, etc…»). Certains directeurs de programmes poussaient même l’hypocrisie jusqu’à soutenir que cette recherche d’un créneau plus favorable pour une émission dérangeante, s’effectuait pour la défense du bien des créateurs.
L’ARGUMENT COUSU-MAIN DE LA CENSURE
A l’usure, toutes ces pratiques confondues cassèrent plus sûrement les reins des créateurs que n’importe quelle censure éléphantesque. A tel point que certains d’entre eux qui fonctionnaient déjà sous de Gaulle ou Pompidou, en venaient à regretter cette époque bénie où, du moins, les choses étaient clairement dites.
Interrogés sur la censure à la télévision, les responsables des trois chaînes se défendent donc très facilement d’avoir fait subir une surveillance ou d’avoir cédé à des pressions extérieures. Certains d’entre eux ont même déclaré que ces persécutions n’existaient que dans l’imagination malade de quelques réalisateurs paranoïaques et marginaux. Il est vrai que beaucoup de réalisateurs se sont toujours précipités sur l’argument cousu-main de la censure pour s’exhiber en martyrs et justifier des refus de production pour des sujets qui étaient souvent réellement médiocres ou mauvais.
Il n’empêche qu’aujourd’hui, alors que le couvercle se soulève un peu, des créateurs renommés ou de qualité (réalisateurs ou producteurs) persistent dans une réserve craintive dès qu’il s’agit de citer des noms, de rapporter des témoignages ou des situations réelles. « Vous savez, nous a déclaré l’un d’entre eux, plusieurs fois ‘barré’, les choses évoluent lentement ; le pouvoir politique a changé mais, jusqu’à nouvel ordre, les responsables de la télé restent en place, et c’est encore avec eux qu’il va falloir fonctionner. » Sept années de censure florentine rendent apparemment prudent.
Pendant toute cette période, il y eut cependant quelques cas flagrants où cette censure se démasqua et révéla sa véritable nature. On verra cela demain.
Deuxième épisode: si vous saviez !
Le plus célèbre cas de censure par omission fut, sans conteste, le refus réitéré de diffuser Le chagrin et la pitié de Marcel Ophüls et Français si vous saviez d’Harris et Sedouy. Mais les deux exemples les plus édifiants furent Chili impressions de Bersoza et Patrons/Télévision de G. Mordillat et N. Philibert.
Dans Chili-Impressions un plan de phoque associé au portrait de Pinochet déclencha une attaque en justice de l’ambassade du Chili pour injure envers un chef d’Etat étranger. En référés le tribunal décida qu’une fois la scène « infamante » supprimée, l’émission pouvait être normalement diffusée. Autrement dit, la censure restait, si l’on peut dire, légale puisqu’il y avait eu effectivement atteinte à la législation du droit à l’image qui veut que tout individu soit maître et propriétaire de son image et qu’on ne puisse donc l’utiliser sous quelque forme que ce soit, sans son consentement.
Pour la série Patrons/Télévision la censure incapable d’agir dans le cadre d’un cursus légal, allait employer d’autres procédés. De quoi s’agissait-il ? A travers le portrait de 15 patrons clefs de grandes entreprises nationales ou multinationales, les auteurs de la série voulaient montrer les patrons tenant le discours patronal, exhiber son unité et surtout sa situation, étant entendu que le discours est tout autant dans ce qu’on ne dit pas que dans ce qu’on dit : les gestes, les attitudes, les comportements, l’aménagement d’un espace…
Le 14 octobre 1979, Antenne 2 visionne, accepte et programme la série pour le 15, 22 et 29 novembre. Le 30 octobre, G. Mordillat et N. Philibert décident de présenter gracieusement les émissions aux patrons concernés. François Dalle (P.D.G. de L’Oréal) en sort mécontent. L’image réelle ne correspond pas à l’image rêvée. Par l’intermédiaire d’un membre du C.N.P.F. et en l’absence de J.P. Lecat en voyage au Japon, F. Dalle intervient auprès du chef de cabinet du premier ministre, qui fait lui-même pression sur Maurice Ulrich, P.D.G. d’Antenne 2. Le 31 octobre la série Patrons /Télévision est officiellement supprimée.
Il faut bien comprendre la manoeuvre. F. Dalle, juriste de formation, savait bien que du point de vue du droit à l’image, les émissions de Mordillat et Philibert étaient inattaquables puisque tous les patrons filmés avaient donné leur accord écrit pour l’utilisation de tout ou partie de leur image. Il fallait donc agir autrement, à coup de force et non plus de loi. Mais le plus étonnant dans toute cette affaire n’est pas tant la réaction épidermique d’un des patrons que la promptitude de la chaîne à réagir et finalement à obéir sur un simple coup de téléphone.
TÉLÉ HORS LA LOI
S’arrogeant le droit de se substituer à une autorité judiciaire (qui était la seule compétente en cas de litige), bafouant ouvertement les accords qui liaient l’I.N.A., (coproductrice de l’émission), et la chaîne, niant les contraintes inhérentes au cahier des charges, la direction d’Antenne 2 révélait ainsi sa propre conception de l’ordre.
Pour pratiquer la censure politique dans un système qui officiellement la niait, la télévision devait fatalement se situer hors-la-loi, ce qu’elle fit sciemment et sans complexes, mise à nue par ses pratiques mêmes.
Mais pourquoi cette série d’émissions et pas une autre ? Pourquoi la censure, habituellement rusée et masquée, se décida subitement oeuvrer à découvert sur ce cas précis alors qu’une version filmée d’une heure trente, sortie en salle le 22 février 1979 et une émission de radio diffusée sur France-Culture le 9 avril, tout deux réalisées à partir du même matériau, n’avaient précédemment provoqué aucune réaction des patrons ?
L’explication crève les yeux : ce qui peut être vu dans un film distribué dans un réseau « Art essai » ou entendu sur une chaîne radio réputée élitiste, est insupportable diffusé sur des millions de téléviseurs. De façon flagrante, c’est le médium télévision qui est en cause comme si la politique fondamentale avait toujours été de le protéger contre tout « danger » d’imagination. L’échec du projet de Sartre pour son histoire des Français, la collaboration avortée avec Jean Genet pour une autre série d’émission, l’idée même qu’on ait jamais simplement pensé à solliciter des gens comme Beckett, semblent bien indiquer que, pendant ces sept dernières années, la tendance aux eaux dormantes s’est fortement renforcée.
Si l’on diffusait aujourd’hui Le chagrin et la pitié, Français si vous saviez ou Patrons/Télévision, cela n’indiquerait pas que subitement la télévision est passée à gauche, mais simplement qu’elle respecte enfin ses engagements et qu’elle assure sa mission.
Libération – 4/5 mai 1991
En 1978, le PDG de L’Oréal n’avait pas supporté son image. Patrons/Télévision, un film de Gérard Mordillat et Nicolas Philibert qui traquait le discours patronal dans une série d’entretiens, avait été purement et simplement censuré. Il est diffusé treize ans plus tard, alors qu’argent et profit ont cessé d’être honteux.
Quand il s’est vu en 1978 dans Patrons/Télévision, François Dalle s’est étranglé de colère. Foi de patron de l’Oréal, cette émission « ridicule » ne pouvait pas passer à la télévision. Sidéré par la projection d’une série de trois émissions où il figurait en personne, tout comme une douzaine des têtes «éclairées » des grandes entreprises françaises. Ce cher Brana de Thomson, Barba de Richier, Fouchier de Paribas, Boussac, les Gomez, Lévy d’Elf Aquitaine (aujourd’hui chez Renault), ou Trigano du Club, qui, tous, avaient accepté la règle du jeu « extrêmement claire depuis le départ » du film de Gérard Mordillat et Nicolas Philibert : une quarantaine d’heures d’entretien réalisés avec ces grands dirigeants choisis dans des secteurs d’activités aussi différents que le textile, l’informatique ou l’électronique, pour « dégager l’unité du discours patronal ».
Quelques mois plus tôt, ni le long métrage, La voix de son maître, sorti en salle, ni la série radio, Tous derrière et lui devant, diffusée sur France Culture, n’avaient éveillé la moindre protestation de la part d’aucun des participants. Mais cette série télé donnait brusquement « une image caricaturale des patrons ».
Qu’à cela ne tienne. Un simple coup de fil ministériel à Maurice Ulrich, président de la deuxième chaîne, et hop, on apprit par un tout aussi simple communiqué que la série, coproduite par l’INA, était déprogrammée sine die. La presse hurla à la censure, on échangea un volumineux courrier entre présidences de l’ORTF et cabinets ministériels, mais pas d’explications, pas de procédure, et jamais de diffusion. Edifiant.
Treize ans plus tard, quand dans Patrons 78/91, une version condensée par les réalisateurs et réactualisée par Mosco d’une postface, ces messieurs importants apparaissent enfin dans le poste, on saisit mal a priori où est le brûlot « malveillant ». Douze patrons en noir et blanc, dont certains sont encore en exercice aujourd’hui, filmés en plans séquences et cadres fixes dans la posture et le décor qu’ils avaient eux-mêmes choisi, calés dans un fauteuil Louis XV ou derrière un bureau, parlent très longuement du pouvoir, de la hiérarchie, des syndicats, des grèves, de l’autogestion…
Rien d’un film militant, genre très en vogue en ces temps post-soixante-huitards, ni du reportage télé avec questions-réponses saucissonnées. On n’entend d’ailleurs pas les questions, et cette curieuse brochette d’acteurs guindés, boudinée dans ses costumes d’époque, déclame ses réflexions in extenso. A de rares exceptions près, on en ronflerait presque, si de fulgurantes images ouvrières, filmées par les deux auteurs « dans les espaces de travail où le discours s’exerce », ne venaient parfois enrayer la machine. Robots femelles enchaînés, aux gestes saccadés, bruits de l’usine, ou inquiétant silence de longs couloirs déserts. Des prises de vues « délibérément à la Zola », s’étaient insurgés ceux dont le discours «réformateur » les faisaient passer pour des patrons « progressistes».
Mais avec le temps, le contenu de l’ex document d’actualité s’est transformé en un morceau d’anthologie historique sur une époque chaude en événements sociaux. Si l’espèce patronale filmée par Mordillat et Philibert n’a pas changé sur le fond, les mots ne sont plus les mêmes. A commencer par celui de « patron » longuement disséqué au début du film, et qui a perdu en polémique. Aujourd’hui les Tapie diraient « je suis patron et j’en suis fier », alors qu’en 1978, le CNPF (dont les archives venaient d’être détruites par la CGT) ne cessait de reprendre les journalistes pour qu’ils préfèrent à ces six petites lettres honteuses, l’appellation de « chef d’entreprise ». Tout ce qui pouvait avoir des relents de lutte des classes a été fondu dans un discours soft où les ouvriers sont devenus des « collaborateurs », les syndicats des « partenaires » et le patron un leader, « décideur ».
On perçoit les germes de ce changement dans les propos de Jacques Lemonnier (alors PDG d’IBM) qui parle « d’expression du personnel », d’entretien avec la hiérarchie en prévision d’une « évolution de carrière ». Ce n’est pas un hasard s’ils émanent du patron d’une entreprise porte-drapeau des USA d’où seront importés les nouveaux concepts de management des années 80. Ce n’est pas non plus un hasard si Gilbert Trigano, qui se définit dans le film comme « un G.O parmi tant d’autres. Le plus responsable, mais un G. O quand même », tient un discours moins daté que les autres. Contrairement aux autres patrons représentants des secteurs dits traditionnels, il est, avec Bernard Darty, PDG de Darty, le seul qui évoluait déjà dans le domaine des loisirs dont l’essor n’a cessé de croître depuis. Le seul également à avoir choisi, en bras de chemise, une mise en scène « moderne ». En 1978, il n’a d’ailleurs pas protesté. Conscient de préfigurer les patrons « héros » des années 80, quand « l’entreprise a été réhabilitée » selon l’expression favorite du CNPF.
Désormais, les grands hommes devenus des « managers », des « meneurs d’hommes » ne sont plus présentés qu’en « valeurs positives ». D’ailleurs, viendrait-il à l’idée à un réalisateur aujourd’hui de consacrer trois heures à la légitimité de leur pouvoir ? On aborderait plutôt l’Europe, les marchés, la concurrence internationale. L’époque où la CFDT prônait l’autogestion est révolue. La société s’est habituée à ses patrons, reconnus et louangés à grands coups de récompenses décernées au « manager de l’année » ou « meilleur gestionnaire »). Eux qui se plaignaient de n’être sollicités par la presse qu’à l’occasion d’une grève, déblatèrent à toute occasion de politique, de culture ou de phénomènes de société. C’est qu’ils sont devenus des gens « simples comme vous et moi ». Plus du tout ces potentats inaccessibles ne circulant que dans leur caste, où il fallait force autorisations pour les en sortir, comme en témoigne l’impressionnante liste protocolaire qu’avaient dû réunir les réalisateurs pour leur travail commencé en 1976.
Question d’image. C’est ça qui compte, parce que le pouvoir désormais passe par là. Du coup, les patrons sont devenus les animaux familiers du petit écran. Leurs « dir’com » leur ont appris à l’apprivoiser en s’y présentant dans le costume le plus adapté, sous leur meilleur profil, prêt à lancer le mot choc et la phrase clé. Le patron 1991 connaît tout cela sur le bout des doigts.
De ce point de vue, la postface de Patrons 78/91 est éclairante. L’attitude en bras de chemises, une fesse posée sur leurs bureaux, de Michel Bon (PDG de Carrefour) et Victor Scherrer (Pilstral-GrandMet), est révélatrice du nouveau look que les patrons ont appris à se donner d’eux-mêmes. Des « citoyens ordinaires », décomplexés, à l’aise dans leurs Weston, sur un court de tennis, voire sur un yacht, puisque l’argent et le profit ont eux aussi été « décomplexés ».
On note au passage qu’au temps du tournage du film, le seul PDG qui osait débarquer en Porsche aux réunions du CNPF devant lequel s’alignaient de sobres automobiles noires, était une femme: Francine Gomez, alors patronne de Waterman. Comme si, seule de son espèce dans une confrérie tenue par les mâles, elle pouvait se permettre des infractions aux codes du « milieu ». D’ailleurs, dans Patrons, la première « pédégère » médiatique s’offre, au milieu de ses alter ego mâles statufiés en commandeurs, quelques libertés avec le protocole implicite: savamment alanguie sur un demi canapé, elle la joue moderne et décontract’, en maîtresse-femme, maîtresse de maison à l’aise dans ses fonctions. Francine Gomez est aussi la seule du groupe « Patrons 78 » à participer à la postface. On la retrouve treize ans plus tard, toujours alanguie, encore plus maîtresse de maison (celle de Francine Gomez Datchas qu’elle dirige aujourd’hui). La même ou presque.
Et si, dans un raccourci de dix minutes en couleurs, mais avec la même approche, Mosco, le réalisateur 1991 a obtenu des résultats aussi criants que Mordillat et Philibert en 1978, c’est parce qu’au-delà du document d’archives, restent le cinéma et sa « force critique ». Cet art de capter le discours, selon Michel Foucault : « Le discours ne doit pas être pris comme l’ensemble des choses qu’on dit, ni comme la manière de les dire. Il est tout autant dans ce qu’on ne dit pas, ou qui se marque par des attitudes, des schémas de comportement, des aménagements spaciaux. »
François Dalle, patron de I’Oréal, a compris brusquement que son propre discours, sa mise en scène à lui, le seul piège qu’il avait négligé, s’était refermé sur sa propre personne. Il n’avait pas imaginé non plus que la force du cinéma, c’est de jouer avec les acteurs, de rebondir avec le montage. Ce que l’un des patrons contestataires mais non virulent, a souligné sous l’appellation de « liaisons malicieuses ». Le mot est faible pour décrire les mises en boîtes des patrons. Ils ont inspiré aux deux réalisateurs d’inoubliables trouvailles. L’image de Monsieur Darty, mais c’est bien sûr, est dans ces écrans télés qui sortent à la chaîne. Il n’a pas protesté en se voyant.
En revanche, quand Monsieur l’Oréal s’est vu dans un poste catapulté sur le buffet d’une salle à manger prolo, directement dans la soupe de ses employés, comme seule la télévision détient le terrible pouvoir de le faire, ce fut intolérable.
- September 2007
Interview with Gérard Mordillat and Nicolas Philibert conducted by Gildas Grimault in September 2007 for the film’s release on DVD
Many documentaries play on humour and emotion to get their message across. Why did you refuse that approach?
Gérard Mordillat : We wanted to film power. On an intellectual level, we were working along the lines laid out by Michel Foucault in his inaugural lecture at the Collège de France, L’ordre du discours. He showed how the stakes of power are measurable within the views expressed. We therefore focused solely on the employers’ words without leaving any room for emotion, the biography of the bosses, their personal and professional past. We didn’t wish to appear as their interviewers or even their contradictors. We wanted to get them to expound their theories in front of the camera while leaving them the time necessary to deepen their thoughts while using the cinema as a critical tool.
Do you think it would be possible to make a similar film today?
Nicolas Philibert : With hindsight, there are probably people who will find that “our” bosses were a little naïve and thereby assume that their successors would not play along so easily. But that’s far from sure! We all know that power today is wielded through communication and images. And, on that level, the bosses know the ropes. They freely show themselves, appear in the media and express their vision of the world without any complexes. That certainly wasn’t the case at the time of filming. Employers rarely appeared in public and hated doing so. Some of them were nonetheless taking courses to learn how to behave in front of a mike or a camera but they were still an exception. The bosses cultivated the art of secrecy. Of course, that secret dimension still exists today – the decisions are made in the wings – but today’s employers show a certain outspokenness whereas, back then, they displayed a great deal of restraint. Our project wasn’t so much “What is capitalism?” as “What is capitalism ready to show of itself?” So if we were to make the film again today, certain replies would of course be a little different but a film like this could still be made.
GM : In any case, now as in the past, the words are always presented in a specific manner. Our cinematic approach, with the puritanical rigour of the fixed shot and the space and time devoted to the words, allow people to hear and see something different since framing effects and editing usually create a sort of screen. When we hear a boss expressing himself through the media, it’s always extremely brief, rapid and spirited to show the supposed dynamism of the man. That is clearly an ideological and political choice. On the contrary, the choices we made in La voix de son maître shatter this deception by shedding light on the bosses’ words, by deconstructing them and by analysing them through the image. This means that making a film today in the same milieu with the same approach would probably lead to a similar result.
By allowing only the bosses to speak, weren’t you afraid that the audience wouldn’t have a critical approach?
GM : Our critical point of view was clearly laid out in our approach that found its strength in simplicity. The fixed shot of the boss defending the legitimacy of capital and the relations between people within the company was countered by the silence of the factories, filmed in the same manner, in fixed shots that showed the time spent at work. This question of time is fundamental. The artificial acceleration created by editing prevents us from thinking. But when every gesture, every tic, every silence takes on meaning and the audience has time to see what is being played out, the possibility of a critical approach is restored to it. We were returning the audience to the critical position that is denied it either by adding a commentary or by speeding up what is shown. With our long shots of the production line, we perceive the translation into acts and gestures of the employers’ vision of his workers’ labour.
NP : It was the exact opposite of the militant films – numerous in the post-68 period – in which the slogans often replaced the ideas. Take Michael Moore today. He continually plays on emotion and the sensational. La voix de son maître was the contrary of a spectacle: an austere and dry form that neither sought exaggeration nor the audience’s emotional backing. With a subject like this – the bosses – we could have opted for caricature with success guaranteed! But there was never any question of that.
Was this approach always clearly understood?
GM : I remember a screening of the film for union leaders. The guy started by wondering if the workers would be able to understand. That’s typical! There are always some people who think that others are idiots!
NP : The film was a source of reflection for those who wished to use it as such. It had a dual career: first in theatres, in the art-house network, then in works’ committees, associations, unions and even in business schools.
The surprising thing about your film is the employers’ need to justify themselves, as if the whole of society were forcing them to reply…
NP : Words are always the product of their times. Today, employers speak without any complexes and display their joy in what they do. Take the word “profit”: it was virtually non-existent in their mouths. It was a taboo. But you need to remember that the unions were much more powerful at the time. Then the eighties marked a first turning point. The appearance of company managers on TV, like Bernard Tapie or Jean-Marie Messier, has led to the uninhibited exposure of profit and success. At the same time, this cynicism goes hand in hand with a desire for consensus. When the bosses talk about profit, they always point out that it’s for the good of all.
GM : There has been a very important semantic shift. When we made the film every company had a “personnel officer”. Ten years later, they have a “head of human resources”. We have moved from a humanist and paternalist approach to the worker to a commercial and economic one. It is no longer a case of managing individuals but of handling resources. The employee is looked on as merchandise.
NP : The fact that “personnel officers” have been replaced by “heads of human resources” is part of this linguistic offensive, this neo-libertarian contamination of our vocabulary that tends to drain certain words of their substance and banish from our language everything that could embody the idea of exploitation, division, social or ideological confrontation. No one talks about the class struggle any more, nor even about classes and certainly not about a struggle. People talk about “social strata”, “social-professional categories” and, on the evening news, there are reports about meetings between “social partners”. Everyone has to support the idea that we all stand together and that we’re in the same boat! There are no longer poor people but “persons of low income”. The excluded have replaced the exploited. Compassion has taken over from rebellion.
Given the changes that have occurred within companies, is it still worth pointing the finger at their managers? Aren’t they fall guys too?
GM : At the time, the shareholders were not as important. The company’s goals took precedence over those of the shareholders and the emphasis was on the industrial side of things. It was a matter of building and selling… Now that the shareholders have taken power, the financial side is more important than the industrial one. Nowadays, whatever the means used – lay-offs, delocalization, etc. – the goal is the profitability rate demanded by the shareholders. As a result, this alters the function of the company managers and their views. The power of the company chairmen is no longer based primarily on their industrial capacities but on their financial success. The dramatic thing is that the human dimension of the company becomes one of the favoured levers to obtain the profitability desired.
NP : The image of the boss was also linked to the much greater presence of industry proper. As we all know, part of “dirty” industry is now located thousands of kilometres away. This is bound to have an effect on the image and representation. It was much more present for people back then while today capitalism has become invisible. This invisible dimension was already perceptible at the end of our film when Guy Brana, the chairman of Thomson, talked about the anonymity of capital as a “force”, a prospect for the future! Today, with delocalization, the dilution of the shareholders and pension funds, everything is disembodied. We no longer have any images of industry before our eyes. They are no longer part of our visual world. It would be a fascinating project to attempt to film this immaterial and abstract dimension. It would be a fine challenge for a filmmaker.
GM : All this has deep-seated sociological consequences. The destruction of the industrial fabric means the destruction of workers’ knowledge. Today, people are made to work in all posts, good for nothing, exploited at will. Before, worker intelligence brought its know-how into play in social conflicts. Once there is no longer any culture, any know-how and any intelligence, you have an anonymous workforce that can be mobilized occasionally for occasional tasks. Our project, on a cinematic level, called on the audience’s knowledge. The audience was urged to think. Yet, for any government, urging citizens to think always represents a danger. The provocative nature of La voix de son maître lies right there…
CinémAction n°110 - 1st quarter 2004
Interview with N. Philibert by Guy Gauthier, published in the periodical CinémAction n°110 – 1st quarter 2004
Your relationship with the bosses is a lengthy and complex one. Let’s start at the beginning…
The project originated in the summer of 1975. At the time, Gérard Mordillat and I were working as René Allio’s assistants on the film Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma soeur et mon frère… (I, Pierre Rivière, Having Slaughtered My Mother, My Sister and My Brother…) We talked a great deal together, both driven by the desire to start directing. Gérard had shot two or three short films at the time whereas I hadn’t yet directed anything… By chance, during the shooting of Allio’s film, we met a man who had just written a fascinating thesis on a textile company in Upper Normandy in which he had gathered together the speeches made by the company’s bosses between 1848 and 1914: commemorative speeches, medal award ceremonies, retirement receptions, etc. Reading this thesis led to the idea of a film on the words of contemporary employers for which we immediately found the title: La Voix de son Maître (His Master’s Voice) (1).
In this post-1968 period, political and union militants obstinately continued to present employers in the same way as in the 19th century, without always seeing that, like all the rest, their world was changing too. The “absolutist” bosses were being replaced by a new generation of “managers” whose legitimacy came less from their family legacy than from their skills or their success at top business schools. They were no longer the owners of their company, they were employees, henceforth interchangeable and anonymous.
How did you go about setting up such a project?
In the course of 1976, we started looking for financing with the idea of making a cinema film, at a time when documentaries, apart from a few exceptions, were virtually non-existent in theatres. The Institut National de l’Audiovisuel (2), that had an extremely active and bold documentary production unit, expressed interest in our project. In return for their contribution, we agreed to make a three-hour version for television alongside our theatrical version… We then started meeting bosses. We preferred to meet bosses of leading groups, so that their words would have a genuine economic impact: the views of the boss of a small company are not the same as those of a man like Jacques de Fouchier, chairman of Paribas, who was directly or indirectly at the head of 800,000 employees.
The hardest part was not obtaining their agreement but setting up appointments with them. We had to break through barriers, move up through the hierarchy… In some cases, this preliminary work took up to four months! This explains why shooting lasted more than a year and a half. At the same time, there was a snowball effect: after the first few agree to be filmed, the following ones accepted more rapidly. As far as I remember, only two or three refused.
How did you go about persuading them?
We didn’t conceal the fact that our film had a critical dimension in that it would subject their words to the closest scrutiny possible. All the same, there was no question of arguing with them. We met them before shooting to explain our method and prepare, with them, the themes that would be tackled: the hierarchy, relations with the unions, conflicts, strikes, the legitimacy of power in the company, etc. After filming, we invited them to see the dailies, we discussed them together and, most of the time, we offered them a second interview so that they could go further and perfect their replies.
At first, some of them probably expected us to try to trap them, to contradict them or provoke them, as journalists often do on TV. But our approach was the exact opposite. Controversy and sound bites, often very witty, were part and parcel of the terrain that they were prepared for. On the contrary, we wanted to allow them to express their thoughts fully, without any opposition. No contradiction! We created a void before them so that their words could have a free rein and so that the audience could observe, “in sequence”, the circumvolutions of their thoughts that were laid bare without cuts or effects. On that level, one can refer to the staging of the employers’ views, with the desire to show that these views are not only what is expressed but also what is left unsaid, the silences, attitudes, gestures, intonations, accents, hesitations, slips, etc.
Weren’t you tempted to bring in workers or union members?
Actually, at first, we did consider the idea of pitching the film between these two extremes: the bosses’ view and the union view. But we soon abandoned that idea. It would have led only to false dialectics. You get a boss to talk then you go to find a worker whom you get to say the exact opposite, you cut their two replies together and that gives the illusion of a debate: that’s the surest way to prevent people from thinking. The film’s critical dimension does not lie in a commentary or a counter-view, it comes uniquely from our cinematic choices: the framing, the fact that our questions are absent, from a few shots of the factories that punctuate the interviews, the editing and this almost fictional perspective that we have given to the film as a whole. Our approach was the opposite of the militant films that were so numerous at the time. In a militant film, you try to convince people, you seek the audience’s emotional backing. There was no question of demonizing them to make a point. No question of making them into caricatures. We wanted to make a political film, in the noblest sense: not to tell people what they should think but to make them think…
They weren’t filmed in a studio or an imposed setting…
On the contrary, we left the choice of setting to them: at home, in their company, wherever they wanted… At the same time, they attempted to show the most flattering image of themselves and their company… and that ended up becoming obvious on the screen. Relatively speaking, of course, our approach may call to mind that of certain court painters, like Velasquez or Gainsborough, who spent their lives painting the powerful people of their times: princes, kings, popes, dukes… and whose commissioned portraits, staged by the models themselves, reveal the latter’s vanity.
So how did the bosses react on seeing the film?
A few weeks before the theatrical release, we invited them to a private screening. They came with their staff or their legal teams, but it all went well. They complained a little about the title that they found a little provocative but it went no further than that and the film was released without any problems. The press greeted it warmly and it had a relatively honourable career on the art-house circuit before being distributed on parallel circuits through works’ committees. In the meantime, Mordillat and I had edited the three-hour version commissioned by the INA and that was due to be broadcast on Antenne 2 in November 1978, with a one-hour programme each week (3). And that’s when the problems began…
How do you explain the fact that these episodes were censured when the film had been released without any problem?
Once we had finished editing the three episodes, we invited “our” bosses to come and see them, as we had done for La Voix de son Maître a few months earlier. We felt confident because the film’s release hadn’t been a problem for them. However, after the screening, François Dalle, the chairman of L’Oreal, rushed over to us, enraged, accusing us of having manipulated his words. Then he turned and walked away and we never saw him again. But, the next morning, we learned that the programmes – that were due to be broadcast just a few days later on Antenne 2 – had been “cancelled” without the least explanation…
That’s when we found out what had happened: following the screening, François Dalle had called the office of Raymond Barre, the Prime Minister at the time, who had himself called the chairman of Antenne 2, who had immediately obeyed orders, without even asking to view the programmes. His master’s voice had been heard…
The film ran for one hour and forty minutes, the three programmes one hour each. Therefore, they contained new material that had not been included in the initial cut…
The editing of the three programmes was necessarily a little different from that of the film. There were a few additional interviews, one or two more bosses, but nothing in the form of the programmes differed from the theatrical version. In fact, the sequences with François Dalle were absolutely identical in the two versions. In both cases, his interview was a very long one, without a single cut, as was the case for all of his colleagues. And so there was no possible manipulation. We had kept our word and done exactly what we had told them we would do. Moreover, each boss had seen his own dailies and had authorized us in writing to use “all or part” of the material. On a legal level, we were beyond reproach. So how can we explain the sudden change in François Dalle’s attitude? I think he understood the extent to which the vanity that characterized their words represented a danger. As long as it was a film destined for a small number of screens, they did not fear much. But on TV…
What happened next?
Over the next few days, the press got wind of the matter, the Left made a huge outcry, everyone wanted to see the programmes. By cancelling them, the management of Antenne 2 had just ridden roughshod over the law and replaced the judicial authorities – the only competent ones in the case of a conflict – without having seen a single image of our work, without asking us for the least explanation, without thinking for one second that we could possibly be within our rights. With Gérard, I wrote a book about it (4). And then, as usual, a veil of silence ended up falling over this whole business.
Three years later, in 1981, a change of scene: François Mitterrand was voted into office…
Yes. Mordillat and I were immediately summoned to a meeting at Antenne 2, where the whole hierarchy had just been replaced. In the euphoria of change, we were greeted with open arms by the new head of programming who promised that he would set things straight and broadcast the programmes at last. But the weeks and months went by… Silence! We reminded the station of its promise… Still nothing! We went back, they swore that it would be going ahead soon but nothing changed. We had the impression that things were blocked somewhere, but where? A young socialist Member of Parliament decided to find out more. He investigated in the political world, working his way up to the Ministry for Communications, then the Ministry for Culture… and finally got back to us with the explanation: François Dalle was a childhood friend of Mitterrand’s.
But La Voix de son Maître nonetheless ended up being broadcast on TV?
In 1991, thirteen years later, La Sept asked is to make a short version of it, running for 75 minutes, that we called Patrons 78 / 91 (5) in reference to these “missing” years. We therefore had to cut 25 minutes from the film. But we of course kept François Dalle’s interview in its entirety!
(1) His Master’s Voice, 16 mm, 100 mins, 1977.
(2) National Audio-visual Institute
3) Patrons / Télévision: 3 x 60 mins, 1978 : Confidences sur l’ouvrier, Un Pépin dans la boîte and La Bataille a commencé à Landernau.
(4) Ces patrons éclairés qui craignent la lumière, by Gérard Mordillat and Nicolas Philibert, with photos by Georges Azenstarck and Marcel Lorre, Éditions Albatros, 1979.
(5) Patrons 78 / 91. Broadcast on La Sept in 1991, 75 mins
Le Monde - October 19, 2007
Text published for the film’s release on DVD
In 1976, Gérard Mordillat and Nicolas Philibert, young assistant directors at the time, worked together on their first documentary feature, devoted to the bosses of leading French companies. Produced by the INA and completed in 1978, His Master’s Voice, perhaps even more so today because of its historical value, stands as an exceptional account of its times. First and foremost, because the two young directors obtained the agreement of twelve of the leading company managers of the day, something that is already quite astonishing.
The film’s other merit lies in the way in which it is shot and in the awareness that its directors had at the time of recording an important change in the French economic landscape, with the shift from enterprise capitalism to financial capitalism. With the ideals of May 1968 fading into the background and the presidency of Valéry Giscard d’Estaing, France witnessed the first stirrings of the neo-libertarian age.
Having observed the death throes of militant film, the dogmatism of its ideas and the fact that capitalism had already changed its face and taken by surprise all those who denounced the old-style bosses, Mordillat and Philibert reject the juxtaposition of the bosses and workers’ views and only let the employers speak, allowing them to express themselves freely and choose the setting and conditions of the interview. At most, at key moments, they introduce silent shots of production-line workers that are occasionally fairly cruel given the words that precede them.
This method is remarkable: what better way of showing an interviewee’s personality on screen than by leaving him in charge of a significant share of the staging, that of his own personality. These twelve bosses are thus invited to express themselves on their definition of power and their legitimacy, the role of the unions and the hypothetical possibility of self-management. The film as a whole is fascinating: it focuses on that specific moment at which the employers, while still subject to a certain modesty, prepare in the name of modernity to lay claim to its truth which is none other than that of profit.
In this way, His Master’s Voice occupies a position similar to that held in the political field by Raymond Depardon’s film about Valéry Giscard d’Estaing’s presidential campaign Une partie de campagne (1974).
This DVD allows us to discover a longer and unknown version of the film, initially destined for television where it was permanently censored. It is also well worth viewing the two special features that consist of an interview with the directors and the analysis of the film by the economist Frédéric Lordon who is opposed to the doctrinaire approach.
La Nouvelle Revue Française n° 302 - 1er mars 1978
Il y a, pour ouvrir Le Fond de l’air est rouge de Chris Marker, une séquence d’actualité inoubliable : on y voit et on y entend, en plein vol de bombardement au-dessus du Vietnam, un pilote américain qui raconte ce qu’il est en train de faire, comment il imagine son métier et les plaisirs qu’il lui procure : ses gestes qu’il énumère, les problèmes techniques qu’il rencontre et qu’il résout, son savoir-faire, sa satisfaction du devoir accompli, ses joies. Ce qu’il décrit ainsi, et qui fait de ce document un des plus terrifiants et des plus réalistes filmé sur cette époque, ce n’est pas la guerre, le massacre, la mort, ni leur enjeu militaire et politique, mais un travail, le point de vue qu’il a de son travail et celui que son travail lui donne, – indépendamment de toute question sur le point de vue de l’autre, en face, en bas.
Par coïncidence et sur un sujet tout autre, le film exceptionnel de Gérard Mordillat et Nicolas Philibert provoque une même impression de fantastique, d’étrangeté. Ce qu’il prétend en effet ce n’est pas filmer la réalité directement et de restituer sa complexité, saisir ses contradictions et les antagonismes qui s’y manifestent ou s’y dissimulent, c’est filmer un point de vue et s’y tenir, enregistrer le plus rigoureusement possible la réalité de ce point de vue. En somme, filmer des discours, leurs analyses et leurs théories du réel, leurs commentaires, ce qu’ils mettent en avant, les mots et les détours qu’ils empruntent, sous-entendus et réponses brutales, silences et demi-mesures, et comment ils font taire cette réalité, comment ils la racontent et la transforment, la représentent.
La distribution de ce film, d’abord, est étonnante : ce ne sont, dans leur propre rôle, exclusivement que des patrons, chefs d’entreprises, managers, présidents ou directeurs généraux de sociétés privées ou publiques, d’origine française ou étrangère (IBM, Paribas, Thomson-Brandt, Elf, Waterman, Boussac, etc.). Les uns après les autres, ils parlent : de l’entreprise, de l’évolution du capitalisme, des multinationales, des syndicats, et surtout du patronat, de l’image qu’ils ont d’eux-mêmes et de l’image qu’ils voudraient qu’on ait d’eux.
« Les gagneurs », « Les conquérants du possible », « Le nouvel animal politique », ce sont quelques-uns des titres qu’ils auraient souhaités, pour récuser et remplacer celui de Philibert et Mordillat jugé d’emblée trop exécrable, renvoyant à une imagerie de mauvais goût. « Vous avez pris une expression toute faite, connue, rôdée, éculée, reproche Michel Barba (Richier) et cette expression d’abord inclut le terme « maître » qui est particulièrement mal adapté et dans l’esprit de tout le monde elle fait allusion à un chien. Bien sûr qu’on aime bien les chiens, mais dans toutes les langues occidentales le terme « chien » a quelque chose de mauvais et l’image qu’apporte cette « Voix de son maître », de ce cabot qui est en train d’écouter dans son pavillon est une image mauvaise, vieille et mal adaptée ». Et dans les rushes, il poursuivait : « J’ajoute une raison, alors minime celle-là, c’est assez curieux lorsqu’on présente des images de dire qu’elles sont une voix. »
De fait, la cohérence du film réside à cet endroit précis. Images bleuissantes toujours cadrées en plan fixe qui écoutent celui qui parle sans lui couper la parole et prennent le temps de la regarder parler, lui, ses mouvements, ses mots, ses explications, son débit, son timbre, ses changements de ton, son décor aussi, – laissant à tout cela, idées, comparaisons, redites, hésitations, mobilité ou fixité des traits, la même importance, la même valeur, sans jamais extorquer l’attention sur un détail de l’ensemble, sans morceler la parole de celui qui s’expose et la manipuler pour l’obliger à dire ce qui s’y entend de toute façon. Pas de puzzle, donc, d’images et de sons pour juxtaposer des bribes de phrases et de visages, mais un découpage en plusieurs chapitres, en plusieurs actes. Une sorte de roman social dont les acteurs, dans la peau de leur personnage, sont finalement douze patrons, assez différents les uns des autres, malgré leur air de famille, par leurs propos et leurs convictions, par leur aspect physique et leurs manières de parler, par la taille et l’importance économique de l’entreprise qu’ils dirigent, par leurs responsabilités et leur formation, pour que le portrait gagne sa lucidité de ne pas reconstituer de prime abord des archétypes ou des stéréotypes attendus.
Gérard Mordillat et Nicolas Philibert, dont c’est le premier long métrage, ont construit La Voix de son maître, ce film où justement le son est maître, comme un théâtre de langage. Si le film est tellement passionnant c’est qu’il fait le point, non sur la question comme on traiterait à fond un dossier, en voulant tout dire, le pour et le contre, et une fois pour toutes, mais sur l’image et le discours du pouvoir patronal, en amenant ceux qui ont accepté de s’exprimer à aller au bout de ce qu’ils peuvent dire ou penser publiquement, de ce qu’ils croient ou veulent faire croire. Analyses ou idées personnelles qui, de l’un à l’autre, circulent, se répètent, se développent, constituent en fin de course la thématique d’un discours uniforme malgré ses particularismes, plus prégnant que ceux qui, par fonction le prolifèrent ou le pensent individuellement, le corps du discours, anonyme comme l’est devenu le capital, supplantant ceux qui ne peuvent qu’en varier les formes.
Ainsi le pittoresque des confidences ou des anecdotes est-il ici réduit à l’extrême : il n’intervient pas pour humaniser le parcours du film ou le fonctionnement qui décrit de l’intérieur les patrons, gestion rationnelle de biens et de personnes, de temps et de capitaux, mais comme un résumé ou un signe révélateur, pour illustrer un mythe. C’est Jean-Claude Boussac qui évoque les deux bleus de travail et le billet de chemin de fer offerts par son oncle pour lui apprendre à devenir, à sa façon un self made man, ou Daniel Lebard (Comptoir Lyon-Alemand) qui répète de bon cœur le viril apologue du patron et du balayeur, chacun à leur place, remplissant s’ils font bien leur métier, « sur le plan de l’expression de soi et des efforts à faire », ni plus ni moins une mission de même nature. Sous des allures souvent beaucoup moins sommaires, cette croyance forcée en un monde industriel harmonieux court entre les phrases des uns et des autres pour dire et redire, avec la reconnaissance des mérites et des compétences qu’elle permet de promouvoir, l’épopée moderne de l’esprit d’initiative et de la libre concurrence. En conteur discret mais assuré de ses effets, tassé dans un de ses hauts fauteuils de salon Louis XV, Jacques de Fouchier, par exemple, rappelle sans surprise la formidable expansion de sa petite société de crédit fondée au sortir de l’administration et devenue depuis le groupe de la Banque de Paris et des Pays-Bas au bilan consolidé de 45 milliards de francs lourds.
Théâtre de langage, car ce qui frappe dans ce film centré sur la parole, ses apartés, ses proclamations, ses complications, ses feintes, ses mimiques, ses lapsus, ses remords ou sa franchise, c’est la force du discours, du raisonnement. On dit aussi la force du masque : d’où ce langage qui peut déguiser ceux qui le portent (comme des porte-parole, des haut-parleurs), parfois explicitement en récitants ou en ventriloques, voire proprement imitateurs (c’est Alain Gomez d’IBM qui, tour à tour, modifiant sa voix et son vocabulaire, joue les arguments d’un syndicaliste et la réplique d’un patron, se mettant lui hors-jeu, en position d’arbitre, pour leur donner à chacun raison). D’être fort, puisqu’il a réponse à tout, le raisonnement en impose, il impose du sens, il ordonne : il donne des ordres et met de l’ordre. C’est une langue de techniciens. Du travail et de ses conditions matérielles et quotidiennes, elle abstrait la valeur, la plus-value. Le point de vue contraire elle l’ignore, ou le rend interchangeable par l’invocation magique d’une utopie des rapports sociaux, aussitôt conjurée d’elle-même pour en revenir au statu quo (« changer les rôles », tel est le grand mot, la formule de Gilbert Trigano). Pouvoir et discours qui se soutiennent et renvoient sans cesse l’un à l’autre.
Paroles du pouvoir qui disent la satisfaction d’être reconnu (« oui, patron ») par ses employés ou par ses actionnaires, qui homogénéisent les antagonismes, les intérêts contradictoires, les disparités de responsabilités ou de revenus, les contraintes de travail manuel ou intellectuel, et leurs effets physiques et psychiques, les dépendances de hiérarchie ou de mécanisation des fonctions (« aller davantage dans le sens de la liberté de chacun », demande Guy Brana de Thomson-Brandt). Paroles qui exposent moins le plaisir de commander que de décider, d’apporter les solutions, le plaisir de savoir et celui de transformer le rapport de force en ordre des choses, ou d’entretenir des tensions internes pour les résoudre au moment choisi.
L’épisode de La Voix de son maître sur le syndicalisme est d’ailleurs particulièrement éclairant. Passé le « traumatisme » (Bernard Darty) de découvrir son existence, comme une blessure infligée à l’harmonie familiale et patriarcale de l’entreprise, vient l’époque « des rapports cordiaux, sinon amicaux » (de Fouchier) et l’hommage rendu par Michel Barba à cette forme d’opposition indispensable au progrès, puis, plus nettement, l’espoir « que la contestation syndicale soit plus orientée vers le profit et le bien-être de l’entreprise » (R. Lévy, Elf) ou les vœux de bonheur pour « l’aspect managérial des revendications ouvrières » (Brana). Cette complicité, profonde et affectée, c’est de savoir en face à qui parler, avec qui jouer dans les règles le jeu du consensus, jusqu’où aller, avec qui maintenir un simulacre de lutte pour que rien d’essentiel ne soit remis en cause, sous peine que la situation se bloque et deviennent inacceptable, qu’il y ait plus rien à faire semblant de partager, plus de volonté commune à faire intérioriser.
« Une répartition des plaisirs », déclare Guy Brana. Une répartition des rôles, pour que chacun puisse jouer le sien et s’en satisfaire (c’est la leçon que dégage Francine Gomez d’une négociation chez Waterman qu’elle voulait sans théâtre, interdisant d’emblée l’affrontement ou le marchandage par les concessions étroitement mesurées et sans appel, d’où partiellement l’échec). Au bout, à l’extrême, se profile le système installé par IBM et que décrit J. Lemonnier : procédures multiples et à plusieurs paliers de dialogue et de concertation, de contrôle et d’évaluation pour court-circuiter la voie syndicale, rationaliser les tensions, les intégrer, les transmettre et y trouver solution à l’intérieur de la hiérarchie, non pour enrayer ou paralyser l’action des syndicats en les mettant devant le fait accompli, plutôt pour la rendre préalablement inutile, sans objet ou sans raison d’être, et n’en faire qu’un dernier recours, l’ultime moyen d’apprendre ce qui, dans l’entreprise, ne va pas, où ça fonctionne mal.
Pouvoirs de la parole qui tire du rapport de force en sa faveur les audaces et les ruses de sa rhétorique. « L’industrie n’est pas faite pour le bonheur des hommes », car ce n’est pas son but, lance à peu près Daniel Lebard, et justement, mais c’est pour ajouter, assez péremptoire et satisfait, que le bonheur ne réside pas que dans la dimension matérielle. Plus tard, Guy Brana, évoque, très lyrique, « le grand projet humaniste » de l’entreprise, lorsque dans les multinationales on absorbe d’autres personnels et qu’il s’agit de faire en sorte qu’ils ressemblent à tout le monde, « qu’ils oublient d’où ils viennent ». L’entreprise, poursuivra François Dalle (L’Oréal), c’est « la dernière paroisse ». Un lieu de communication, de solidarité, et aussi la métaphore ou la survivance d’un espace féodal et religieux. « L’entreprise ne peut vivre que dans le cadre d’une constitution monarchique », ajoute Jacques de Fouchier. C’était pour répondre à la question de la légitimité du pouvoir patronal qui, à entendre chacun manœuvrer les spectres de l’autogestion et de l’électoralisme, se justifie tout compte fait de par son existence même et sa pérennité, sa capacité à se reproduire.
Ainsi voit-on, passant de bouche en bouche, les propos se contrariant ou déviant en apparence pour tenir finalement le même langage, système de justifications logiques et fabuleuses à la fois, l’idéologie à l’œuvre, en représentation. Gouffre du discours où vient choir le réel, avec ses inserts et ses sons d’usine, de chaîne, d’atelier, de filature, de couloirs, de ce travail qui n’a pas le temps de s’arrêter et qui donne à ces paroles leur responsabilité. On ne sait plus qui parle, et d’où. Le commentaire devient off, bruit de fond qui résonne et se répercute, se démultiplie, passe dans l’intimité. Ecrans du discours qui, à force, devient naturel et meuble l’espace, media vertigineux dont le film, voulant la saisir sur le fait, marque l’emprise, cet investissement rendu manifeste autant par les écrans de télévision qui relaient parfois l’image, la décrochent et la mettent à distance, en boîte, que par la fixité avec laquelle sont filmés les patrons. Devant la profondeur de champ d’un salon ou d’un décor vide, les yeux tournés vers la caméra ou dirigés juste à côté d’elle, ils sont assis au bord du cadre comme pour y attirer ceux qui, de l’autre côté, les regardent ou les regarderont, tandis que leur volonté de persuasion prend la tournure, visiblement, d’une sorte d’envoûtement et de dévoration sous l’impact du discours.
Elle - Mars 1978
Interviews de douze patrons de grandes entreprises. La démarche est différente de celle du fameux livre d’Harris et Sédouy: Les Patrons. Ici les propos ne relèvent pas de la confidence autobiographique; chacun parle de sa conception de l’autorité, des syndicats, de la hiérarchie, des grèves, de l’autogestion, etc. Ces considérations sont ponctuées d’impitoyables plans séquences sans commentaires qui font assister à une étape du travail dans les entreprises en question.
De cette formule très simple empruntée à la télévision, Mordillat et Philibert ont tiré un parti qui ne perd jamais de vue le plaisir du spectacle cinématographique. La Voix de son maître laisse loin derrière tous les « Imprécateur » et autres « Diable dans la boîte ». J’en conseille la vision aux acteurs, scénaristes, dialoguistes et réalisateur qui font profession de fustiger les sottises et les absurdités de notre société. Qu’ils viennent ici se refaire une inspiration. Quel talent ils ont ces patrons ! Jamais je n’ai entendu un texte qui aille aussi loin dans l’inconscience cynique, la satisfaction ubuesque et le machiavélisme ingénu.
Quel Piéplu, quel Lonsdale, quel Marielle, quel Noiret saurait exprimer autant de complexité dans la mauvaise foi, l’aisance maladroite, la bonhomie feinte et la spontanéité calculée ?… Quant à la table ronde d’industriels à la recherche du « bon titre » pour le film, c’est une séquence d’ouverture qui fera date dans l’histoire du cinéma comique. On a compris que La Voix de son maître fait beaucoup rire et fait souvent peur, comme jadis Les Temps modernes.
Libération - 21 février 1978
Ils parlent. Ils disent « l’ordre du monde », ce qui n’exclut pas les conflits. Mieux, ils les prévoient, les pré digèrent. Ils sont assis, carrés dans leur fauteuil, chez eux ou dans leur bureau : 11 patrons, 10 parmi les PDG des plus grandes entreprises françaises ; seule Francine Gomez, PDG de Watermann, est allée se poser d’elle même sur un sofa. Tous les autres sont là, épais, tels que Gérard Mordillat et Nicolas Philibert, avec le matériel de l’INA, les ont « cadrés ». Ce sera une série télévisée et c’est surtout un film long métrage qui sort cette semaine: La Voix de son maître. Une voix connue, une voix qui résonne là sans commentaire superflu. Voyez comme les patrons prennent leur pied à être patron : de quoi vous dégoûter, au moins de « revendiquer ».
Ils parlent. Il y a Trigano, « G.O. parmi les G.O. » comme il le dit lui même. Les autres sont PDG de Paribas, d’IBM France, de Thomson, d’ELF Aquitaine… Des personnages peut être, on le devine à tel geste esquissé, tel trébuchement de langue, mais surtout un discours : celui des sommets de la technostructure.
On n’entend pas les questions. Elles vont de soi : le pouvoir ? le travail ? la hiérarchie ? les syndicats ? l’autogestion ? A chaque fois, les patrons « cadrés » ont eu à en parler seuls, face au bourdonnement de la caméra, dans un silence aussi angoissant que la lenteur apparente des convoyeurs d’une chaîne de montage. Les images de travail qui passent entre les mots sont de ce type là : étranges. Elles créent l’espace des questions silencieuses, de la question insistante : qu’est ce qui rend ce discours si évident qu’il en devient inaudible ? D’autres images encore : grands ensembles HLM ou villages de « vacances » déserts comme les déserts de la vie hors travail.
On est loin de l’impression laissée par le gros reportage de Harris et Sédouy sur Les patrons. Même avec Boussac, le film n’insiste pas sur la « déprime » des patrons vieux jeu style Ferdinand Beghin. Il fait entendre le PDG de la Thomson et les autres au diapason : « on ne peut diriger sans aimer décider » et ils ont tous l’air décidé à y trouver leur compte longtemps encore.
Bien sûr, le titre choisi n’a pas plu aux « interviewés » : « parce que, dans l’esprit de tout le monde, “la voix de son maître” ça fait allusion à un chien, qui obéit à la voix de son maître s’il est bien dressé » dit le PDG de Richier. Mais le titre “les patrons” ou même “les nouveaux patrons”, ça n’allait pas non plus. Car « ce mot de patron a quand même un petit caractère péjoratif ». Le PDG de Richier s’est chargé d’éclairer lui même ces ambivalences : en racontant avec émotion la première fois où un ouvrier l’avait appelé « patron » : « Je l’ai pris de la même façon que le mot “maître “ ; il y a le maître de l’esclave, bien sûr, mais il y a aussi le maître, lorsqu’on s’adresse au professeur, à l’enseignant, à celui qui est là pour apprendre… »
Celui qui sait, mais d’abord qui sait commander, même là où « le commandement ne s’exerce plus à la voix » comme dit le PDG de L’Oréal. D’où une absence réelle folle chez ces grands patrons, de doute sur leur légitimité : « la technostructure interprète la légitimité… en choisissant le plus apte, en choisissant le meilleur.., au fond de moi même c’est ce que j’aime penser, c’est la pensée la plus agréable et la plus logique » dit le PDG de Elf, groupe nationalisé…
Si Bernard Darty passe aussi par là, missile commercial parvenu récemment à l’apogée, c’est pour pointer un moment décisif : « c’est extraordinairement difficile à vivre pour le chef d’entreprise qui découvre (à un certain seuil de croissance) la naissance du pouvoir syndical dans son entreprise… » Là commence réellement l’aventure capitaliste. Le jeu avec la tension sociale et les conflits, auxquels il faut laisser du mou, ne pas tous les résoudre tout de suite) « laisser se tendre l’élastique » comme explique le PDG de la Thomson). Et tous les grands patrons interrogés d’en rajouter dans l’éloge du syndicalisme, dans le respect pour « les managers que se sont donnés les ouvriers pour discuter ».
Le PDG de Richier est le plus net : « Entre des syndicats manipulés par les gangsters et des syndicats manipulés par le parti communiste… je préfère le 2ème type de manipulation : car ce syndicalisme replace la revendication dans un contexte d’idées.., pour que l’ensemble du monde économique et industriel prenne des formes nouvelles. »
Alors, l’autogestion ? Comme système, ces patrons n’y croient pas et ils ne se font guère de soucis : ça va des banalités hiérarchiques (« tout groupe d’hommes réclame un chefs » dit le PDG de l’Oréal, pourtant théoricien moderniste de l’entreprise) à la provocation calculée du PDG de Paribas sur la structure nécessairement « monarchique » de l’entreprise. Mais Alain Gomez, socialiste, co fondateur du CERES et PDG de Saint Gobain Emballage, a le mot de la fin : de manière plus générale et plus diffuse qu’un contre système d’organisation, l’autogestion « jouerait le rôle qu’a joué l’idéologie de la consommation entre 1950 et 1968 : un formidable système d’intégration sociale… » Jusqu’en 68 comme il dit, l’imagination au pouvoir, la prise de parole… Ils parlent. Allons, vous voyez bien que la parole est prise! Ne gênez pas la fermeture des parenthèses!
Les nouvelles littéraires - 23 février 1978
Le contraire d’un documentaire au sens traditionnel -didactique ou militant- du terme. Le contraire aussi de l’anesthésie télévisuelle. Du cinéma politique tout court: rigoureux, lucide et bien affûté. Face à la caméra, douze patrons français s’y expriment tour à tour sur leur fonction, la légitimité de leur pouvoir, la hiérarchie, les multinationales, les syndicats, les grèves, l’autogestion… Il y a là entre autres Jacques de Fouchier (PDG de la Banque de Paris et des PaysBas) : « L’entreprise ne peut vivre que dans le cadre d’une structure monarchique », Jacques Lemonnier (IBM France): « II faut que chaque personne de l’entreprise apprenne à reconnaître son chef. » Raymond H. Lévy (Elf Aquitaine), Michel Barba (PDG de Richier), Guy Brana (Thomson Brandt), François Dalle (PDG de l’Oréal, Francine Gomez (Waterman), Alain Gomez (Saint Gobain, fondateur du CERES!), ou encore Daniel Lebard (P.D.G. du Comptoir Lyon Alemand Louyot) : « D’une certaine façon, dans l’entreprise, le balayeur et le patron sont pareillement investis d’une mission. » Bernard Darty, enfin, qui évoque le traumatisme ressenti par le patron devant la découverte du pouvoir syndical… A travers la diversité apparente du propos perce l’unité du discours patronal. Certains refusent avec cynisme la démocratie dans leurs murs ; d’autres admettent l’intérêt de l’autogestion (comme gadget récupérateur) ; la plupart se gargarisent d’humanisme. Mais aucun ne met en cause un instant son pouvoir, sa bonne conscience, sa « mission ».
Les journalistes réalisateurs, Gérard Mordillat et Nicolas Philibert, se sont « contentés » de mettre en scène ces messieurs en plans fixes opposant leur discours à la réalité du travail en usine, ils se sont bien gardés d’introduire le moindre commentaire, la moindre polémique. « Donner l’illusion d’un débat, disent ils très justement, c’est la meilleure façon d’empêcher les gens de réfléchir.» C’est en effet en tant que cinéastes qu’ils se situent, non en sociologues ou en spécialistes mondains du patronat (style Harris et Sédouy). S’ils interviennent, c’est par le biais de l’écriture cinématographique. Autrement dit par la mise en scène. Il ne faut surtout pas manquer l’assez magistrale séquence d’ouverture où quelques uns des patrons du film sont réunis pour choisir un titre leur convenant mieux que La voix de son maître. Seront ainsi proposés tour à tour Les patrons (« un beau mot, court et sympathique », dit l’un), puis « Oui, boss! », « Les conquérants du possible » et « Les gagneurs! » Car ce document saisissant est aussi un film sur le langage.
Ecran 78 - 15 mars 1978
Réunir sur pellicule en noir et blanc pardon, teintée de bleu, tous les éléments d’une austère leçon d’économie et pourtant échapper aux mornes dédales du didactisme, construire sur la base d’un témoignage direct un pamphlet indirect, mais d’autant plus savoureux et efficacement corrosif qu’il utilise le second degré, voilà ce qui s’appelle sportivement réussir un essai. Ses auteurs d’à peine trente ans, jusqu’ici assistants et réalisateurs de courts métrages, le marquent dans un style original et élégant qui bouscule aussi les catégories.
Ils ont mis sur la sellette des représentants de patronat, ce qui nous vaut un document de choc. Révélateur et démystifiant dans la mesure même où ne sont traités, en apparence, que les problèmes du métier ». Mais les propos tenus, subtilement agencés et entrecroisés par le montage, font affleurer constamment l’imaginaire d’une classe, son inconscient, le divorce entre une vision du monde exposée selon des principes, une logique, et cette autre logique que les cinéastes font surgir systématiquement en contrepoint : la sinistre réalité du travail à la chaîne, l’enfer quotidien, kafkaïen, des hommes transformés en rouages de la machine qui les écrase et les exploite. Si bien que l’énoncé fleuri de tant de belles théories est ponctué et dénoncé par une pratique qu’elles couvrent d’un voile pudique.
Ce n’est pas toutefois un film militant, au sens habituel du terme : la polémique en est exclue, sauf par le truchement, plus redoutable, de la litote. La politique est au poste de commande, mais en ordonnant la parole et l’image, elle leur laisse le soin de provoquer la réaction critique du spectateur et d’illustrer la formule de Brecht : « Ceux d’en haut ne s’y maintiennent que parce que d’autres sont en bas», Si, paradoxalement, ce film très instructif distille l’humour, c’est que la réalité, quand elle dépasse à un tel point la fiction, prodigue la cocasserie et déclenche à coup sûr le rire. Cocasserie tantôt involontaire, tantôt malicieusement mise en scène : les héros de la fable apparaissent parfois sur des écrans de TV disposés aux endroits les plus incongrus, dans une cour, sur une pile de caisses, au milieu d’une rangée d’autres récepteurs prêts pour l’emballage, etc. Dès lors, les interventions alternées de ces têtes d’affiche évoquent irrésistiblement les cibles d’un stand de foire, les têtes à claques « d’un jeu de massacre distancié par a réflexion. A vrai dire, les vedettes de ce spectacle singulier sont pratiquement inconnues du grand public, sinon anonymes. Mais elles s’identifient si parfaitement à leur propre mythe qu’elles finissent par devenir des personnages, par jouer et mimer le rôle que leur impose leur fonction sociale. Celle ci se traduit en discours, en attitudes, en psychodrame d’une histoire rarement racontée parce qu’elle se passe dans les coulisses de l’histoire, hors de portée du commun des mortels.
Qu’est-ce que le capital ? Pour la plupart des gens une notion abstraite, une entité. Or voici que soudain ce pouvoir invisible sort de l’ombre, prend on visage qui n’est d’ailleurs toujours qu’un masque. Les fantômes qui nous gouvernent, princes de l’industrie et de la finance, qui détiennent non seulement les privileges mais le véritable pouvoir, s’incarnent sur l’écran, se mettent à parler, à s’expliquer, à commenter doctement leur conception de l’entreprise dont ils sont les chefs. Le mot « maître» les agace, et s’ils ont accepté de participer à un film qui leur permet, en premier lieu, de montrer leur autorité, leur compétence, l’importance qu’ils s’attribuent, ils en récusent en choeur le titre, trop claire allusion au fameux chien à l’écoute. Ils eussent préféré « Les conquérants du possible », ou même « Les gagneurs » (sic). Le titre de « patron» ou de « boss» leur convient davantage ; à la rigueur «animal politique» s’il fout le pimenter d’un brin de fantaisie.
Ils sont donc douze P.D.G., comme les apôtres sûrs d’eux-mêmes et dominateurs d’un système dont ils plaident la légitimité avec une touchante conviction et un langage qui exhale souvent le technocrate de bonne souche. A les entendre évaluer le poids des lourdes responsabilités dont ils se sentent investis, on compatit, on verserait presque une larme! Jolie brochette de belles âmes qui rassemble Boussac, Trigano, Darty, Jacques de Fouchier (Paribas), Michel Barba (Richier), Guy Brana (Thompson Brandt), François Dole (L’Oréal), Francine Gomez (Waterman), Daniel Lebard (Comptoir Lyon-Alemand-Louyot), Raymond Levy (ELF Aquitaine), Jacques Lernonnier (IBM France) et Alain Gomez (Saint Gohain). La caméra nous les livre tels qu’en eux mêmes les change l’éternité de leurs certitudes, parcimonieux en confidences personnelles mais prolixes quant à l’itinéraire de leur réussite. De Fouchier, oui a débuté petitement dans l’administration en est si fier qu’il lâche cet aveu: « l’entreprise ne peut vivre que dans le cadre d’une structure monarchique ». La plupart se gardent bien de pareil : ils exercent dans le social, le paternel, la noblesse de l’administrateur imbu d’une mission dont l’un deux n’hésite pas à affirmer qu’elle, est « égale à celle du balayeur ». Trigano ne veut être qu’un GO. (gentil organisateur) du Club Méditerranée, Boussac a vécu l’un des moments « les plus émouvants de sa carrière lorsqu’il a été contraint de procéder à des licenciements ». La découverte du pouvoir syndical constitue parfois non seulement une « situation difficile» (Darty) mais un véritable traumatisme! Les syndicats sont manipulés ? Michel Barba préfère franchement qu’ils le soient par le P.C. plutôt que par des gangsters comme aux U.S.A. Certes, « le capital est devenu anonyme », mais « l’entreprise est la dernière paroisse ». Lemonnier, pape d’IBM, fait l’éloge des multinationales, et retrace avec componction la méthode des « entretiens d’évaluation » qui permet à « la démocratie » de s’exprimer par une libre discussion et même, en tant que voie de recours, par l’escalade de la hiérarchie… Les grèves, les conflits ? On n’aime pas trop, mais il faut s’y faire, apprendre à « jouer le jeu syndical », voire à « gérer les tensions pour avoir le plaisir de les résoudre ! » (re sic).
Somme toute, de braves gens qu’il importe de connaître à visage découvert, plus vrais que nature. Et La Voix de son maître y contribue avec une implacable sérénité on n’en croit pas ses yeux et ses oreilles. C’est a force du film. Privés de mystère, les « maîtres » révèlent les atouts et les étais, parfois médiocres, de leur puissance, mais aussi l’illusion qui la fonde et sa précarité. C.Q.F.D.
Positif n° 207 - février 1978
Il est frappant de constater que nombre de critiques (de cinéma) de la grande presse (quotidienne) ont préféré abandonner La Voix de son maître au collègue en charge de la rubrique économique… Le film de Gérard Mordillat et Nicolas Philibert nous éloigne de ce à quoi la décennie écoulée nous a habitués: le film politique/militant, en France, est aujourd’hui un genre confortable fondé sur des documents et des interviews contradictoires que le montage affronte sans laisser de doute sur le choix de l’auteur. Le spectateur, militant ou non, est pris par la main, et conduit par une démarche plus ou moins fruste et tortueuse – pas nécessairement fruste ni tortueuse là où on voulait le conduire. «On», c’est le détenteur du pouvoir pendant le temps du film.
Pour deux raisons, La Voix de son maître échappe à ce schéma convenu. Sa matière d’abord. Nous sommes généralement habitués à considérer le cinéma comme de l’image. Or la matière majeure sur laquelle Mordillat et Philibert ont travaillé, c’est de la parole. Douze chefs d’industrie parlent. C’est leur voix, et leur voix seule, qui structure les cent minutes du film.
En d’autres termes, c’est la voix qui est la matière même de la mise en scène car il y a mise en scène. Et l’objet de cette mise en scène, c’est le discours. Chacun des douze intervenants est donné (physiquement) une fois pour toutes, campé dans un décor qui le traduit ou le trahit, mais dont il est, à chaque fois, lui même responsable (le canapé souple sur lequel Madame Gomez, P.D.G de Waterman, pose comme une Récamier, la moquette et les meubles répétant autour d’elle le sigle de sa firme). L’intervention des auteurs est du domaine de la mise en ordre des pièces éparses d’un discours que le film révèle cohérent. Le montage est ici essentiellement montage de son (encore que des plans d’usines et de travail en usine, muets, ni situés ni commentés, interviennent en contrepoint au discours patronal mais par un curieux phénomène d’échange, ce sont ces plans image qui jouent le rôle traditionnellement dévolu à un accompagnement musical…)
Ensuite, le film déroute précisément parce qu’il ne joue pas le jeu traditionnel de la polémique. Il n’est, dans le temps de sa projection, le lieu d’aucun affrontement. Les auteurs n’interviennent ni dans le champ, ni sur la bande son. Aucun contradicteur (qui pourrait être un syndicaliste, un journaliste, un ouvrier, un politique professionnel) ne vient discuter le discours des maîtres.
Ce serait une erreur de prétendre réduire l’un ou l’autre des interviewés à une petite phrase frappante ou paradoxale. Quand Jacques de Fouchier, P.D.G de Paribas et administrateur de quelques dizaines de sociétés, dit: « Je l’affirme avec force, l’entreprise ne peut vivre que dans le cadre d’une structure monarchique », il fait passer un petit frisson. Enfin un patron comme on les voudrait tous, on peut se taper sur les cuisses et le montrer du doigt. C’est trop simple: réduit à ces aphorismes, le discours devient niais et confortable.
Or il ne l’est pas. Dans le film, le discours à douze voix est largement univoque: les douze patrons mis en scène, même s’ils ne pèsent pas le même poids, même si certains sont plus traditionalistes dans leur logique de patron, parlent un langage unique. Mordillat et Philibert nous font mesurer que les patrons ne sont plus ce qu’ils étaient dans l’imagerie populiste des deux cents familles.
C’est leur cohérence, leur assurance tranquille, l’absence de toute aspérité, de toute polémique, qui dérangent et qui font le film troublant.
Il y a cependant à la fin du film une idée qui est de plasticien autant que de polémiste, et qui est une idée très forte : les images des patrons parleurs s’émiettent, se dédoublent et se multiplient sur les écrans de téléviseurs qui cheminent sur les chaînes de livraison d’un entrepôt. Les petits écrans vont porter la voix des maîtres… Le grand discours secrète une multiplicité de petits discours qui vont investir le lieu privé de chacun de nous, Bernard Darty s’enrichit en vendant la parole de ses onze inquiétants camarades.
La Vie Ouvrière - 27 février/5 mars 1978
Une femme, onze hommes. Elle s’appelle Francine Gomez, elle est PDG de Waterman, numéro deux mondial du stylo. Ils s’appellent Michel Barba, Jean-Claude Boussac, Guy Brana, François Dalle, Bernard Darty, Jacques de Fouchier, Alain Gomez, Daniel Lebard, Jacques Lemonnier, Raymond Lévy et Gilbert Trigano. Ils sont respectivement : PDG de Richier (Ford) matériel de travaux publics, Comptoir Textile de l’Industrie de France, Thomson Brandt, L’Oréal, Darty, Banque de Paris et des Pays-Bas, Saint-Gobain Emballages, Comptoir Lyon Alemand Louyot (première société française de métaux précieux), IBM France, Elf Aquitaine, Club Méditerranée. Sans doute plus d’un million de travailleurs. Du parfait technocrate à l’homme le plus dirigiste, ces patrons se ressemblent. Mais il aurait pu s’agir de douze autres personnages. Dès lors qu’ils sont à la tête de grandes entreprises, le discours ne change pas vraiment. Tous ne sont pas capitalistes, certains sont « salariés » des maisons qu’ils dirigent, mais ils parlent de la même chose : de cette société où la seule conscience véritable est le capital qu’ils servent.
« C’est vrai, notre choix n’est pas représentatif de l’ensemble du patronat, expliquent les deux cinéastes. Nous avons éliminé au départ les petites et moyennes entreprises qui sont pourtant les plus nombreuses. Nous avons voulu nous adresser aux patrons de grands groupes, parce que leur discours prend réellement une autre dimension. Rien à voir entre le chef d’une petite entreprise et un homme comme Jacques de Fouchier par exemple qui est, directement ou indirectement, à la tête de 790.000 personnes. De plus, nous nous sommes dirigés vers ceux dont on peut dire qu’ils constituent la tendance la plus avancée du patronat. La plus habile et la plus forte. »
LE DISCOURS RÉCUPÉRATEUR
Dans le film, il y a le silence et le bruit. Le confort douillet d’un appartement et le poste de travail sur la chaîne. Ceux qui parlent. Et ce qui ne parle pas mais devient criant, parce que l’organisation du travail est à l’image du discours. La chaîne y renvoie sans cesse. Cette chaîne est insupportable. Elle ne va pas vite, mais elle se déroule. Interminablement. Elle va durer toute la vie. Et en même temps qu’elle pousse, qu’elle entraîne l’homme, la femme, automatisés, elle nous attire vers le vide. Vertige. Nous ne supportons pas plus de deux minutes et demie à l’écran. Pendant ce temps-là, sur un ton parfois bienveillant et « enclin à l’humanisme le plus sincère » des patrons de l’avant-garde, le discours marque les limites de nos libertés. Tantôt paternaliste, tantôt autoritaire, souvent inquiétant. Intelligent, toujours. Les patrons vont vite. Très vite. Avec une diabolique faculté d’adaptation à des situations inédites. Que penser, entre le discours de plusieurs patrons regrettant que « pour des raisons d’éthique ou de philosophie politique profonde certains syndicats rejettent le système libéral dans lequel nous vivons » (Brana, Thomson Brandt) et celui de Michel Barba (Richier) profondément convaincu que « tout amenuisement de la force syndicale peut être un risque de recul, de déterioration du monde économique d’aujourd’hui ». Ajoutant qu’il préfère et de loin le syndicalisme « manipulé par les communistes » parce qu’il se bat pour que l’ensemble du monde économique ou industriel prenne des formes nouvelles. Que penser également quand un grand PDG avoue que l’autogestion peut être une des réponses possibles à certains problèmes posés au patronat ? Ces propos sont vraiment troublants. Et c’est précisément ce qui font leur force. Que l’on se rassure, même ces patrons-là ne passent pas dans leurs entreprises respectives pour des « managers » particulièrement sociaux. Et leurs discours ne voilent pas la réalité. Mais il y a là une stratégie globale du grand patronal qui se précise. Car, au bout, reste toujours posée la question du pouvoir.
« La véritable question qui les occupe, c’est le pouvoir économique. Le seul vrai pouvoir, reprennent Mordillat et Philibert. Nous, au début, dans le côté discours, on a essayé de s’attacher à leur image de marque. Comme Darty ou le Club Méditerranée. Mais en les pratiquant, on s’est très vite rendu compte que c’était, même pour eux, une chose vraiment mineure. Le seul vrai sujet dont les uns et les autres parlent dans le film c’est le pouvoir économique. Quels que soient les thèmes abordés. » Ce pouvoir est bien sûr le but suprême, la Mecque de ces « managers ». Mais pour l’atteindre il faut asseoir un autre pouvoir. Sur la main d’œuvre. Sur les hommes. Et là aussi le patronat veut aller très vite et très loin.
GÉRER LES CONFLITS
« C’est précisément ce qui nous a intéressés au départ, expliquent les deux cinéastes. La relation discours-pouvoir. Vous savez sans doute que les patrons s’entraînent de plus en plus à la prise de parole. Cela fait partie de leur formation. Ils travaillent la diction, leurs gestes, s’entraînent pour la radio et la télévision, prennent des cours, font du mime, du psychodrame, des jeux de rôles, ils jouent aux syndicalistes, etc. » L’arsenal de persuasion est vraiment très vaste. Si ces managers ont vraiment découvert la pratique très répandue aux USA et au Japon de la psychologie de groupe, c’est avec le but, non avoué bien sûr dans le film, de maîtriser toute « agitation » du personnel. Et, à défaut de parvenir à désamorcer certains conflits pouvant aller jusqu’à la grève, du moins les contenir. Il faut entendre Francine Gomez (Waterman) ou Guy Brana (Thomson Brandt) expliquer comment on ne doit pas « frustrer de leur plaisir » les délégués syndicaux en lâchant une revendication trop vite. Ou bien laisser un conflit mineur éclater, pour que le mécontentement latent puisse « se défouler », afin d’éviter un conflit plus important. Le message est souvent clair. On peut aussi, laissent-ils entendre, prévenir tout conflit en institutionnalisant un organisme de dialogue permanent. Fût-ce une section syndicale. Et c’est peut-être là que, dans l’immédiat, cette stratégie veut aboutir à grande échelle. Est-elle convaincue qu’elle y parviendra ? Mais on sent déjà que ce ne serait là qu’une étape. Au bout, il y a ce qui selon son propre PDG se pratique chez IBM : l’intégration et le contrôle individuel de chaque travailleur.
On a beau s’appeler IBM France, la méthode n’en est pas moins très américaine. Toute usine IBM a son double quelque part sur un autre continent. Qu’un conflit éclate, la production peut être arrêtée et reprise ailleurs par le double. Mais en France, pas de personnel IBM à la production. La production c’est une sous-traitance. Doublée elle aussi. Comme par hasard. Mais pour chaque employé IBM, l’obligation est faite d’un entretien annuel d’évaluation (sic) avec le supérieur hiérarchique, sur tout ce qui va et ne va pas, signé par les deux parties. On peut se plaindre de tout également par la voie hiérarchique normale, jusqu’au PDG. Il y a aussi un sondage annuel et anonyme auprès du personnel. Les salaires sont plus élevés qu’ailleurs, et les avantages sociaux importants. On le voit, les structures « d’accueil » de tout mécontentement y sont assez poussées. Dans le genre « encadrement », une perfection. Le grand mérite du film est de nous laisser découvrir par nous-mêmes cette stratégie patronale. Pourtant, ce n’est pas à proprement parler un film militant.
UN OUTIL DE REFLEXION
Quand le discours patronal devient à ce point l‘argument d’un film, on quitte forcément le domaine du documentaire pour celui du cinéma politique. « Dans un film militant, disent Mordillat et Philibert, on sait au départ ce que l’on veut démontrer, et tout le film est construit sur cette démonstration. Nous, nous ne savions pas au début. Nous ne sommes ni des spécialistes du patronat, ni des économistes, ni des sociologues. Nous sommes des cinéastes. Le discours nous intéressait, nous ne savions pas où nous allions aboutir. Mais les patrons savaient que nous faisions un film critique. Ils savaient qu’on les abordaient en tant que représentants d’une classe et non pas comme des individus. Nous sommes restés sur le terrain idéologique. De la même manière, nous avons voulu éviter toute illusion de débat, en donnant d’une part le point de vue patronal, d’autre part le point de vue syndical. Ça n’aurait mené qu’à une fausse dialectique, un débat artificiel. Chacun y aurait reconnu les siens puisque patrons et syndiqués auraient dit des choses forcément contraires, et tout ce que nous voulions montrer du discours patronal serait tombé à l’eau. Cela aurait été la meilleure façon d’empêcher les gens de réfléchir. La part critique à l’égard du discours, elle provient du film lui-même. Dans la manière dont nous l’avons tourné, et plus encore au moment du montage. C’est aussi la raison pour laquelle nous n’avons pas voulu polémiquer avec les patrons. Ils sont préparés à cela, ils sont armés. Nous avons préféré les laisser parler tranquillement… » Mordilat et Philibert ont merveilleusement réussi cette gageure. Leur film est d’une intelligence remarquable. Rarement film nous aura autant poussé à la réflexion. C’est en voyant ce genre de cinéma que l’on constate à quel point la production cinématographique courante se complaît dans un ronron bienheureux où rien ne dérange vraiment le confort des idées dominantes.