La machine à écrire et autres sources de tracas

La machine à écrire et autres sources de tracas - Nicolas Philibert
2024 / 72 minutos / Francia • DCP • 1,85
2024 / 72 minutos / Francia • DCP • 1,85

Distribución en Francia & Ventas internationales : Les Films du Losange

Restaurer les âmes, réparer les objets, par Nicolas Philibert

En plein tournage sur l’Adamant, j’apprends un jour de la bouche d’un soignant que quelques-uns d’entre eux forment un petit groupe qui s’est donné pour mission de porter secours à tel ou tel patient quand l’un d’entre eux se trouve confronté à un problème domestique : une fuite d’eau, un meuble à monter, des étagères à fixer, un appareil en panne, etc. L’information pique ma curiosité. Le petit groupe s’appelle « L’orchestre ». Ils sont quatre ou cinq et interviennent par roulement, deux par deux. Jusqu’ici je ne me suis pas tellement préoccupé de filmer en dehors de l’Adamant, mais après tout pourquoi pas ? J’ai envie d’explorer cette piste. Un patient, Patrice, va bientôt m’en donner l’occasion.

Patrice est une figure emblématique de l’Adamant. Hiver comme été, cet homme s’y rend chaque matin dès l’ouverture des portes, va s’assoir à « sa » table et se lance sans tarder dans l’écriture d’un poème en alexandrins. De retour chez lui, il s’installe devant sa machine à écrire et retranscrit le poème du jour. Cette pratique quotidienne semble être ce qui le tient depuis des années. Chez lui, plus de huit mille poèmes s’entassent dans des chemises. Mais voilà qu’un jour sa machine à écrire se bloque. Les jours passent, les manuscrits s’accumulent. Patrice est dans tous ses états. L’orchestre se mobilise. Walid et Goulven proposent de faire un saut chez lui, sans garantie de réussite : trentenaires l’un comme l’autre, ils n’ont encore vu de machine à écrire qu’au cinéma. Ils acceptent que je les accompagne. Les voilà bientôt à l’œuvre. Je filme et engrange une belle séquence.

Pour moi, ce premier pas de côté en appelle d’autres. Les membres de L’orchestre sont régulièrement sollicités, d’autres visites à domicile les attendent. Restaurer les âmes, réparer les objets… Pourquoi ne pas continuer à les suivre ? Parallèlement, j’ai entrepris des repérages au sein des unités Averroès et Rosa Parks de l’hôpital Esquirol, où séjournent certains passagers de l’Adamant que j’ai filmés et avec qui j’ai un bon lien. L’idée de faire un triptyque plutôt qu’un seul film commence à me hanter. Les trois films formeraient un ensemble, tout en demeurant indépendants les uns des autres : on y retrouverait certains visages, on pourrait les voir dans n’importe quel ordre, on ne serait pas obligé de voir l’un pour voir les autres.

Muriel débarque un jour sur l’Adamant, complètement abattue : son lecteur de CD vient de la lâcher. Elle ne fréquente le « bateau » que depuis peu, mais tout le monde a eu le temps de remarquer son humour mordant, son sens de la répartie. Or cette fois, fini de rire : sans sa musique, dans le foyer d’accueil où elle vit, les journées sont interminables. Le silence l’insupporte et l’angoisse. Pour tromper l’ennui elle allume la radio, mais aussitôt celle-ci « l’insulte ». Elle se sent menacée. Walid et cette fois Jérôme, un autre membre de L’orchestre, lui proposent de venir y jeter un coup d’œil. Muriel accepte que je vienne avec eux. Je l’ai filmée plus d’une fois sur l’Adamant et nous avons un bon contact. Le jour dit, j’arrive chez elle un peu avant eux. La chambre est minuscule : 9 m2 grand maximum. Un lit, une chaise, une table, et cette mini-chaîne qui fait des siennes. Nous commençons à bavarder. Je filme. Elle espère qu’ils vont faire un miracle.

Nouveau changement de décor. Me voici chez Frédéric, autre grande figure de l’Adamant, que Bruno et Céline sont venus aider à faire un peu de rangement. On peine à s’y mouvoir parmi les piles de livres en équilibre, les cartons à dessins, disques vinyles et objets en tous genres qui envahissent l’espace – cuisine, salle de bains comprises – sans parler des planches de BD, affiches, collages et albums que confectionne cet ancien élève des Arts Appliqués, ni des enregistrements et montages sonores qu’il réalise et retravaille inlassablement au moyen du petit magnéto à cassettes qui ne le quitte jamais. Frédéric ? Difficile de décrire en quelques mots cet homme enfermé dans son monde, un monde où se croisent et se recroisent sans fin les Doors, les Pink Floyd, Tintin, Baudelaire, Rimbaud, Apollinaire et Cocteau, Robert Bresson, Jacques Rivette, Wim Wenders et Agnès Varda, Van Gogh et Antonin Artaud… J’en passe ! Homme de grande culture aux multiples talents, un jour dessinateur, le lendemain musicien, poète ou bédéiste, et avec ça blagueur, affable, alerte, hyper sensible et tendre, dont on comprend peu à peu que la lecture du monde est comme prisonnière de ces icônes au point de revisiter toute chose, jusqu’au moindre évènement de sa vie, à la lumière de leurs œuvres et de leurs destinées en un jeu de miroirs et de correspondances sans cesse réactivé.

À l’issue de ce dernier tournage, j’ai le sentiment que pour un peu, ces trois « visites » pourraient à elles seules former un film, mais je n’en suis évidemment pas là ! Je décide de laisser la pâte reposer, et je me replonge dans le projet Adamant. Plus tard, soucieux de consolider ce projet, j’accompagnerai deux nouvelles fois Bruno chez Frédéric et reviendrai également chez Patrice filmer, seul, une conversation avec lui. Enfin, j’accompagnerai deux membres de l’orchestre à Maisons Alfort pour filmer le déménagement et l’installation d’un autre patient.

La fin du tournage et le montage de Sur l’Adamant, sa sortie en salles en France et dans divers pays étrangers, le tournage d’Averroès & Rosa Parks et son montage me tiendront longtemps éloigné de ce troisième opus. À l’automne 2023, entre deux voyages, je reprends contact avec Jérôme et Walid : il me semble indispensable de filmer une visite supplémentaire chez un patient ou une patiente plus jeune. Je m’en remets à eux et attends qu’ils me fassent signe. Fin novembre, ils m’appellent : une visite se profile chez Ivan, qui a des difficultés avec son imprimante et son lecteur de dvd. Nous prenons rendez-vous. Je le rencontre en leur présence sur l’Adamant. Ivan est d’accord pour que je vienne filmer chez lui. Gad, son colocataire, nous fera la surprise de débarquer en plein tournage.

Fin 2023, j’en ai presque terminé avec la post-production d’Averroès & Rosa Parks. Il est urgent que je monte et que je finalise ce troisième volet que les Films du Losange souhaitent sortir dans les salles en avril, dans la foulée du second. Je décide de ne garder que les trois séquences initiales, tournées chez Patrice, Muriel et Frédéric, qui sont les plus improvisées – les suivantes me semblant trop « installées » – ainsi bien sûr que la toute dernière, chez Ivan et Gad. Quelques secondes de noir sépareront chaque visite de la précédente. Je veux que ce film garde un côté brut, fragile et artisanal, ne souhaite lui ajouter ni musique ni fioriture d’aucune sorte.

La machine à écrire et autres sources de tracas - Nicolas Philibert
La machine à écrire et autres sources de tracas - Nicolas Philibert
La machine à écrire et autres sources de tracas - Nicolas Philibert
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La machine à écrire et autres sources de tracas - Nicolas Philibert
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La machine à écrire et autres sources de tracas - Nicolas Philibert
La machine à écrire et autres sources de tracas - Nicolas Philibert
La machine à écrire et autres sources de tracas - Nicolas Philibert
Entretien avec Walid Benziane, Jérôme Délia et Linda de Zitter par David Ezan
Dossier de presse

Walid Benziane et Jérôme Délia font partie de « L’orchestre », un petit groupe de soignants du Centre de jour l’Adamant, dont les membres, à tour de rôle, effectuent des visites chez des patients pour les aider à résoudre des problèmes domestiques. Linda de Zitter est psychologue clinicienne et psychanalyste. Elle a participé à la fondation de l’Adamant et y travaille toujours. Elle a accompagné Nicolas Philibert tout au long de la réalisation des trois films : Sur l’Adamant, Averroès & Rosa Parks, et La machine à écrire et autres sources de tracas.

 

 

Jérôme et Walid, pouvez-vous d’abord vous présenter ? 

Jérôme : Je suis infirmier sur l’Adamant depuis un peu plus de quatre ans. J’ai officié neuf ans à Averroès et depuis presque vingt ans dans le secteur hospitalier. J’ai découvert la psychiatrie par hasard, via mon frère qui travaillait déjà dans l’hôpital. Au début, j’avais un peu d’appréhension. C’est lié à l’imaginaire véhiculé par les médias. Finalement, je suis tombé dedans et aujourd’hui je ne me vois pas travailler ailleurs !

Walid : Je suis ergothérapeute de formation. Je travaille sur l’Adamant depuis 2017, après une courte expérience dans le 18e arrondissement de Paris. J’ai découvert la psychiatrie par ma mère, qui était infirmière dans un foyer de postcure – un lieu d’hébergement thérapeutique destiné aux personnes en sortie d’hospitalisation – lié au centre Sainte-Anne. Elle me racontait pas mal d’histoires, ça m’a toujours intrigué.

Qu’est-ce qui vous plaît sur l’Adamant, spécifiquement ?

Walid : Ce qui frappe en premier, c’est son architecture. Il y a du bois, des couleurs chaudes, c’est vitré, c’est lumineux. Et c’est un lieu qui se voit, au cœur de la ville : ça change tout ! Avant, je travaillais dans un service mi-enterré avec une seule fenêtre, caché dans l’arrière-cour d’un bâtiment. On voyait à peine la lumière du jour !

Jérôme : Lorsque Arnaud Vallet, l’infirmier responsable de l’Adamant, m’a proposé de venir, j’ai d’abord refusé. Je ne me sentais pas capable d’animer des ateliers, mais il m’a convaincu. Une fois arrivé, j’ai constaté avec bonheur à quel point l’équipe était pluri-professionnelle…

On sent qu’il y a chez vous un désir très fort.

Walid : C’est une dynamique que je trouve intéressante, dans le soin en général : travailler avec le désir des gens. Jamais contre. C’est un centre où il n’y a pas de distribution de traitement, de repas, rien qui soit identifié comme relevant d’un fonctionnement strictement hospitalier. Il n’y a pas de contrainte, personne n’est forcé de venir.

Comment ces interventions à domicile ont-elles été mises en place ?

Jérôme : C’est né à la demande des patients : certains faisaient état d’un évier bouché, d’une machine à laver en panne… Ils sont isolés et sont donc souvent désemparés face aux problèmes du quotidien.

Walid : Au départ, il s’agissait de faire intervenir des patients chez d’autres patients. C’était compliqué à mettre en place, malgré l’enthousiasme de certains. Pour l’instant, les soignants se déplacent donc chez les patients via une association nommée l’Embarcadère. On ne vient pas en tant qu’ergothérapeute ou infirmier, mais en tant qu’adhérent à une association d’entraide à la santé mentale. Pour les patients, il y a quelque chose de moins stigmatisant. On n’arrive pas chez eux en blouse blanche mais avec une mallette à outils.

Pourquoi avoir appelé cet atelier « L’orchestre » ?

Walid : C’est un acronyme, né d’une réflexion en commun. Ça signifie : Organisation, Rénovation, Collectif, Habitations, Échange, Services, Travaux, Réparation, Entraide. (Rires.) C’est drôle, car ce nom a un signifiant très différent de ce qu’on fait. À l’interphone, on se présente comme « L’orchestre » et pas comme l’hôpital de jour.

Jérôme : Pour les nouveaux patients, c’est assez déstabilisant. Ils nous demandent parfois : « C’est quoi, c’est de la musique à domicile ? » (Rires.)

Qu’est-ce que ce nom imagé vous évoque, en réalité ?

Walid : C’est l’idée de l’homme-orchestre : on arrive avec une mallette remplie de tous les outils possibles et imaginables. Parfois, on vient pour changer une ampoule et on se retrouve à scier des planches… (Rires.) C’est vrai qu’aujourd’hui, on est victimes de notre succès. Le délai d’action est d’environ un mois. Il faut donc prioriser, selon l’urgence technique mais aussi psychique des patients.

Vous vous déplacez « à la rencontre » des patients, chez eux. Qu’est-ce que ça change ?

Jérôme : Le patient n’a pas le statut du patient qu’il peut avoir sur l’Adamant, quand nous, on n’a pas tout à fait le statut du soignant non plus. Les relations soignants-soignés s’en trouvent modifiées. C’est émouvant de se faire accueillir, de découvrir tous les mercredis l’intimité de ceux qu’on croise sur le bateau. Depuis, c’est devenu un de mes jours préférés. (Rires.)

Walid : C’est souvent un moyen de reprendre contact car certains patients se replient chez eux, sont en rupture de soins… Prendre rendez-vous est un prétexte, une façon déguisée de dire : « Je ne vais pas bien, venez voir. » Une manière, l’air de rien, de réinstaurer le dialogue entre eux et le monde extérieur.

Linda : Pour un soignant, ces visites qui demandent beaucoup de délicatesse sont aussi des occasions de se déloger de ses repères institutionnels, de ses habitudes. Comme le dit Jérôme, c’est une façon de garder son désir vivant.

Dans le film, Muriel exprime à la fois sa solitude et son rejet du voisinage. Qu’est-ce que cela raconte, en creux ?

Walid : Il y a toujours une raison à cela, parfois liée à des hallucinations. Beaucoup de patients nous disent entendre leurs voisins médire sur eux, les insulter. Ça peut devenir très angoissant.

Jérôme : Pour le voisinage, ce n’est pas toujours évident. Certains patients fument beaucoup, font du bruit la nuit, crient pour se calmer… C’est arrivé plusieurs fois qu’on se signale au voisinage et qu’on s’entende répondre : « Ah oui, vous venez chez l’autre fou. » Les gardiens ne sont pas toujours aidants non plus.

La machine à écrire, le lecteur CD, les tableaux… les interventions qu’on voit dans le film sont souvent liées à l’art. À quel point est-ce vital pour ces patients ?

Walid : La machine à écrire de Patrice est pour lui une manière de s’exprimer, via la poésie. Du jour où elle ne marche plus, c’est comme s’il avait la bouche cousue ! Ce n’est pas juste une machine à écrire : symboliquement, c’est un prolongement de lui-même. C’est comme une part de lui qu’il fallait opérer, d’autant que ces machines coûtent un prix exorbitant aujourd’hui.

Vous n’avez pas encore vu le film. Quelles sont vos attentes, à ce niveau ?

Jérôme : Je n’aime pas me voir avec mes kilos en trop. (Rires.) Plus sérieusement, j’ai hâte de revivre ces rencontres et de les partager avec mes proches. J’en parle beaucoup autour de moi, je vais donc enfin pouvoir leur montrer ce que je fais. J’en suis fier ! Et je rêve que le film donne naissance à plein d’autres orchestres.

Walid : Je suis ravi que ces interventions aient pu être filmées, et j’espère moi aussi qu’elles donneront des idées à certains. Qu’elles relativiseront aussi les clichés véhiculés par les médias, qui présentent souvent les logements des patients comme des logements sales. C’est une réalité qui existe, mais elle est minoritaire.

Jérôme : Les gens pensent que les « fous », un terme pour moi déjà très stigmatisant, sont tous à l’hôpital, mais c’est faux ! Ils font partie de la société, vivent souvent parmi nous et peuvent même vivre dans des logements dignes.

Linda : Pour autant, ça ne veut pas dire qu’ils se les sont appropriés, qu’ils les « habitent ».

Justement, à quel endroit les aidez-vous à investir leur espace ?

Linda : Ces personnes, pour la plupart, peinent à habiter leur propre corps, et donc aussi à habiter des espaces. Elles ont perdu certaines évidences naturelles. Même si elles savent intellectuellement comment accomplir certaines tâches du quotidien, faire un café, faire son lit, tous ces gestes et objets familiers peuvent se couvrir d’un voile d’étrangeté. Alors quand c’est l’évier qui se bouche, cela peut devenir extrêmement menaçant ! Le travail de L’orchestre, c’est une psychiatrie pragmatique et subtile qui aide concrètement, mine de rien, à recréer un peu de familiarité, peut-être à rendre le monde un peu plus habitable.

Jérôme : Je me souviens d’un patient qui ne savait pas monter une étagère. Je lui ai proposé qu’on le fasse ensemble, pour lui montrer. Quand je lui ai permis d’utiliser une perceuse, il m’a dit : « Mon père m’a toujours rabâché que j’étais un incapable, mais c’est faux. » Il était fier de lui.

Walid : Je me souviens d’un patient chez qui des plombiers devaient intervenir. On était là pour faciliter leur accueil, or la salle de bains qui leur a été présentée était dans un état d’hygiène très problématique. Ils voulaient partir, mais on a finalement pris le temps de discuter. Mon acolyte s’est tourné vers eux et leur a dit : « Si on ne l’aide pas, qui le fera ? » On a ramené de l’humanité dans une intervention qui n’était d’abord que technique. Les plombiers étaient remués. Lorsqu’ils sont partis, je me suis dit que cela avait sans doute changé le regard qu’ils portent sur leur métier. Ils ont aussi rendu service.

Réparer une salle de bains, cela équivaut ici à réparer autre chose.

Walid : Un chez soi, c’est toujours une projection de son monde interne. Parfois, c’est assez inanimé. On propose alors des outils pour changer cet état des choses.

Linda : Notre psychiatrie est à contre-courant des protocoles. C’est de la réanimation, de la réparation, de la restauration parfois, bref du bricolage, dans ce souci des choses et cette attention pratique aux autres. Ce nom, « L’orchestre », est comme un pied-de-nez à la novlangue, aux sigles, une façon de remettre de la poésie dans notre quotidien, un mode de pensée et de soin alternatifs.

Le « bricolage », cela signifie-t-il aussi que vous palliez un manque institutionnel ?

Walid : Je vois nos interventions comme la création d’un réseau. Nos patients sont pour la plupart très isolés, ils ne se sont pas forgé un réseau d’amis ou de voisins avec qui discuter. Si j’ai besoin d’une perceuse et que je n’en ai pas, je peux faire appel à un réseau de connaissances, mais ces personnes en sont dépourvues. Elles sont marginalisées parce que les gens en ont peur. Si notre présence pallie quelque chose, pour moi c’est ça.

Linda : C’est lié à la manière dont on pense la maladie et donc le soin. Si on considère que la maladie attaque les liens – à soi-même, à son corps, à son espace, aux autres et au monde – alors il faut se préoccuper de toutes ces dimensions… pour pouvoir relancer un dialogue, une circulation, un rythme entre la personne et le monde. Cela nécessite une équipe plurielle, hétérogène, pluri-professionnelle, qui s’autorise à inventer des mini-institutions, et qui se sent autorisée à le faire. L’orchestre est l’une d’elles, et non des moindres.

Propos recueillis en février 2024

Réparer les vivants par Emmanuel Raspiengeas
Positif n° 758 - Avril 2024

Un mois après Averroès et Rosa Parks, l’insolite Machine à écrire et autres sources de tracas vient clore une trilogie sur la psychiatrie au pôle santé de Paris Centre, que Nicolas Philibert a entamé avec Sur l’Adamant, Ours d’or à Berlin en 2023. Les trois films dressent le portrait d’un monde, en étroite complicité avec les patients et les soignants. Ils peuvent être vus séparément et dans le désordre, et s’éclairent mutuellement pour proposer une nouvelle manière de filmer la psychiatrie. L’occasion de reprendre notre conversation avec Nicolas Philibert. Le cinéaste témoigne des obstacles matériels et personnels qu’il a surmontés pour mener à bien cette énorme entreprise, dont les contours se sont dessinés en cours de tournage. Il met en perspective ce projet avec La Moindre des choses, documentaire de 1996 tourné à la clinique de La Borde. Entre-temps, le secteur de la psychiatrie s’est dégradé, faute de moyens et de lits. Mais plus qu’un constat ou un tableau général, c’est au quotidien, aux rêves et aux espoirs d’une poignée d’hommes et de femmes qu’il s’attache, pour livrer un témoignage passionnant dont il dévoile les coulisses et les belles rencontres.

«Prenez un mot prenez en deux / Faites cuire comme des œufs / Prenez un petit bout de sens / Puis un grand morceau d’innocence / Faites chauffer à petit feu / Au petit feu de la technique » (Raymond Queneau, Pour un art poétique)

À peine un an après l’exploration des entreponts de l’Adamant, navire à l’ancre et centre d’accueil psychiatrique flottant, Nicolas Philibert apporte, en deux salves rapprochées, la conclusion d’un triptyque inattendu car inédit dans une filmographie vagabonde qui ne s’attarde que rarement au même endroit. Si, dans la hiérarchie de cette trilogie, Sur l’Adamant prétend logiquement au titre honorifique de vaisseau amiral, avec son Ours d’or berlinois en proue, et que le deuxième volet, Averroès et Rosa Parks, peut s’enorgueillir de dimensions de porte-avions avec ses 2 h 30 au compteur, La Machine à écrire et autres sources de tracas peut être considéré comme le navire ravitailleur de cette armada documentaire: une petite frégate aux lignes épurées et à la voilure plus modeste (1 h 12), porteuse de saynètes apaisantes au bout d’une navigation parfois agitée dans la houle de la prise en charge des maladies mentales.

Avec ce titre, à la longueur inversement proportionnelle à la durée du film, qui semble évoquer une fantaisie parisienne de Pierre Gripari, glissée entre Les Contes de la rue Broca et Les Contes de la Folie Méricourt, Nicolas Philibert dévoile la nature de cette postface: un petit film de chambre(s), un recueil de nouvelles sautant de lieu en lieu, rappelant que certains des plus beaux gestes documentaires sont intrinsèquement itinérants et buis- sonniers, en préférant le voyage à la destination. Une approche plus modeste du grand sujet de l’état de la psychiatrie française, mais qui n’empêche pas le réalisateur d’insuffler de l’aventureux et de la poésie à ce porte-à-porte de la débrouille et de l’entraide. De fait, tout l’art de Nicolas Philibert est de parvenir à faire événement du moindre embarras domestique, en appliquant à la lettre la règle universelle de toute narration : une histoire, ce sont avant tout des problèmes à résoudre. Dont acte : une machine à écrire anachronique au ruban défectueux, qui impose une paralysie créatrice à un vieux poète ; un lecteur CD asthmatique, qui empêche Muriel de faire résonner la voix de Janis Joplin et l’écho de ses souvenirs dans son refuge social trop silencieux à son goût ; une imprimante désespérément sèche, réduisant à l’inaction un jeune musicien ; et un capharnaüm de livres, de peintures et de vinyles qui encombrent jusqu’à l’asphyxie l’intérieur d’un artiste reclus dans la nostalgie et le ressassement d’anecdotes à la véracité douteuse. Autant d’épreuves et de travaux plus ou moins herculéens auxquels s’astreint un couple de bricoleurs du dimanche, soignants sur l’Adamant la semaine, et marins descendus à terre le week-end pour secourir leurs naufragés familiers, échoués sur les hauts-fonds de leurs névroses et de leurs pathologies comme des tortues sur le dos.

En mettant ses pas dans ceux de ces mécanos improvisés, Nicolas Philibert invente un duo de cinéma atypique, sortes de ressemeleurs poussant la porte de petits espaces de découragements, cellules solitaires ne demandant qu’à être ouvertes par les outils adéquats, époussetées par des gestes délicats, et réveillées par des mots qui attendent la bonne durée de silence pour trouver leur juste place, comme un ressort réinséré dans un rouage. Sans compétences réelles, guidé par leur simple patience et un fond de logique rudimentaire, sondant autant les machines à réparer que le vide creusé par leur dysfonctionnement dans l’âme de leurs propriétaires, les deux dépanneurs improvisés se transforment en un couple burlesque, ressemblant autant à des personnages de Jacques Tati aux prises avec les mystères de la mécanique moderne – et trouvant parfois des solutions inespérées sans bien savoir comment – qu’à Tintin et au capitaine Haddock cherchant à crocheter le coffre aux parchemins de La Licorne. De fait, il y a, dans le désossage incertain des différentes machines par les réparateurs bénévoles quelque chose de l’ordre d’une chasse au trésor, un tâtonnement guidé par l’espoir, à défaut de la certitude, que la remise en marche des précieuses possessions de ces enfants sans âge pourrait donner enfin la clef de leur univers intérieur, et, peut-être, de leur soulagement, une quête immatérielle dans la droite lignée de l’œuvre de son auteur. En effet, si le cinéma de Philibert n’a jamais parlé que de réparations et de restaurations, d’Un animal, des animaux (1994) à De chaque instant (2018), en passant par Être et Avoir (2002), il trouve ici, dans cette forme minimaliste, au bout de quarante-cinq ans de carrière et une vingtaine de films, sa plus littérale illustration. De plus, de la même façon que Nénette (2010) et Le Pays des sourds (1992) cherchaient à déchiffrer les mystères d’un dialogue non-verbal, La Machine à écrire et autres sources de tracas perpétue cette recherche vertigineuse en pénétrant dans des environnements clos, écosystèmes fragiles obéissant à leurs propres grammaires et à des coutumes auxquelles les hôtes d’un moment doivent s’adapter. Chaque occupant y est un conteur qu’il faut savoir entendre, y compris – surtout – lorsque les mots ne parviennent plus à sortir.

Plus que jamais cinéma de l’écoute et de la palpation, le documentaire devient ainsi atelier et salle d’accouchement sous la caméra de Philibert, et atteint, dans ses dernières secondes, un apaisement retrouvé pour clore la vaste boucle de ces trois films de l’intranquillité, en observant le sommeil et le visage serein de l’un des locataires de l’Adamant, bercé par deux langages universels: des chants d’oiseaux qui s’échappent d’un antique tourne-disque, et les cris d’enfants qui montent de la cour de récréation d’une école voisine, à travers une fenêtre enfin ouverte, la seule du film.

 

 

« Je ne pousse pas les portes, j’accueille ce qu’on veut bien m’offrir » par Entretien avec Nicolas Philibert par Philippe Rouyer er Yann Tobin
Positif n° 758 - Avril 2024

Philippe Rouyer et Yann Tobin : Après votre film La Moindre des choses (1996), qu’est-ce qui vous a redonné envie de retourner filmer la psychiatrie avec Sur l’Adamant ?

Nicolas Philibert : J’avais fait La Moindre des choses à reculons. L’idée ne venait pas de moi, mais des personnes travaillant en psychiatrie qui, connais- sant mon travail, m’ont conseillé d’aller filmer à la clinique de La Borde. L’idée de venir braquer une caméra sur des gens en situation de grande fragilité me déplaisait. J’ai mis un an à y aller. En y arrivant, j’ai fait part à tous, soignants et patients, de mes scrupules et de mes craintes. Et les gens à qui je parlais ont commencé à m’encourager en me disant qu’ils seraient là pour m’aider. J’ai ainsi tourné ce film dans l’idée de dépasser ma peur. J’ai mis longtemps à oser le dire, mais il y avait la crainte au fond de moi que, si j’allais en psychiatrie, ils allaient me garder !

Bref, avec La Moindre des choses, j’ai déjà fait un certain parcours. Plus de vingt- cinq ans après, je me rends compte que la psychiatrie s’est fortement dégradée. Il y a de moins en moins d’argent, donc moins de moyens humains et moins de lits. Cela vaut pour toutes les branches de la médecine, mais la psychiatrie, fondée sur l’accueil de la parole, est une discipline qui suppose du temps, une écoute. Les médicaments seuls ne suffisent pas. Tout le monde est donc d’ac- cord pour dire que le secteur s’est fragilisé. Mais ma vraie motivation, c’est que pour être passé à La Borde, je n’en suis pas complètement revenu. Je ne dis pas cela par nostalgie. Car on y rencontre des personnes qui vous interpellent, vous déroutent, vous dérangent, parfois vous font peur, mais qui, en même temps, vous ouvrent les yeux sur vous-même et notre monde, sur l’état de la société et les tourments de l’âme humaine. C’est comme une béance qu’on a du mal à refermer. Les choses continuent à vous travailler, et y retourner devient comme une nécessité. Il y a dix ans, j’ai été invité sur l’Adamant pour venir parler de mon travail. Régulièrement, ils font venir des gens d’horizons divers : un commis- saire d’exposition, un philosophe, une écrivaine, des psychiatres. Le groupe qui m’accueillait avait préparé la rencontre en voyant quelques-uns de mes films, et j’en étais reparti très stimulé. Cela a cer- tainement joué dans mon désir d’y faire un film.

Quel a été le rôle de votre compagne, Linda De Zitter ?

Un rôle très important. Elle a cofondé l’Adamant. L’idée a émergé il y a 17-18 ans. Le lieu a ouvert il y a 13 ans, imaginé par des soignants, des patients et des architectes. Linda a fait partie de ce petit groupe. Elle était à La Borde à l’époque de La Moindre des choses. C’est avec elle que j’ai partagé ce désir de refaire un film en psychiatrie. Elle m’a aidé à accoucher de cette idée, à l’affiner, à la préciser. Et tout au long de cette aventure, nous avons beaucoup échangé. Elle voyait régulièrement des rushes, un montage en cours. Elle m’a nourri de ses réflexions. Même si cela lui donnait une position un peu compliquée, parce qu’elle continuait à travailler à bord de l’Adamant.

Au départ, il y avait donc Sur l’Adamant, qui reprend un dispositif voisin de celui de La Moindre des choses : aborder la psychiatrie à travers des activités et des ateliers…

C’est vrai, l’idée de départ, c’était un seul film. Par rapport à La Moindre des choses, il s’est fait de manière encore plus improvisée. Quand je me suis lancé dans La Moindre des choses, j’avais une structure : filmer l’atelier théâtre qui prépare un spectacle pour le 15 août, comme tous les ans. J’avais vaincu mes réticences en me disant que s’il y avait du théâtre, il pouvait y avoir une caméra pour le filmer. Je ne me voyais pas pousser la porte des chambres et filmer les gens qui vont mal pour faire de leur souffrance un spectacle. Là, il s’agissait de filmer des gens qui, même s’ils souffrent, acceptent d’être en représentation, de se montrer, d’apprendre un texte. Le hasard a voulu que, cette année-là, la pièce choisie, Opérette de Gombrowicz, soit foldingue et résonne très fortement avec le cadre de La Borde.

Quand j’ai décidé de faire ce film sur l’Adamant, j’avais en tête de consacrer du temps à l’atelier dessin, mais pour le reste, c’était complètement ouvert, et c’était un bonheur d’arriver sans savoir qui sera filmé et qui ne le sera pas. Il y a des points communs, mais pour ce nouveau film, je me suis davantage abandonné au hasard.

Qu’est-ce qu’il y avait dans la note d’intention ?

J’y fais part de mes questions, de mes doutes et des enjeux. Je décris le lieu et le groupe. Et je dis qu’à partir de là, j’ai- merais essayer des choses, mais que ce n’est pas gagné. On est en psychiatrie. Je ne fais pas comme celui qui sait, car je ne sais pas à quoi le film va ressembler. J’explique que c’est un film que je veux faire en toute liberté. Je vais sans doute filmer des réunions, mais aussi certains ateliers, des conversations entre deux portes, sur la coursive, au bar… en fait, je ne sais pas encore.

Concrètement, vous passez d’abord sur l’Adamant, sans caméra, pour discuter avec les gens ?

En effet, je suis venu leur parler de mon désir en essayant de le faire partager. Je filme ce qu’on veut bien me donner, et non à partir d’un «vouloir dire», d’un discours. Sur l ’Adamant, malgré son titre, n’est pas un film «sur». C’est un film en psychiatrie plutôt que sur la psychiatrie. Je ne suis pas un expert, je n’ai pas de message. Je mets les spectateurs au travail. Je les prends par la main et les invite à la rencontre d’un lieu et de personnes.

Combien étiez-vous au tournage ?

Mon équipe, comme toujours, était très réduite. Quatre au plus : je cadre, j’ai une ou un assistant qui m’aide par rapport à mes lacunes techniques et peut tenir une seconde caméra, un ingénieur du son et un stagiaire. Certains jours, nous sommes deux ou trois, et la moitié du temps, je suis seul. Du coup, mon tour- nage peut s’étaler sur soixante jours en sept mois.

Comment décidiez-vous de venir tel jour plutôt qu’un autre ?

Parfois, je venais le mercredi sachant qu’il y avait l’atelier dessin, mais ce n’était pas systématique. Je suis souvent venu le lundi matin pour la réunion qui s’appelle « l’indispensable », qui regroupe patients et soignants, et au cours de laquelle on donne des nouvelles, on accueille les nouveaux, on tire des plans sur la comète et on évoque aussi ce qui s’est passé les jours précédents. L’ordre du jour se fait au début de la réunion. Si quelqu’un a envie d’y ajouter la cueillette de fraises des bois, ce sera pris en compte. Ce sont des réunions toujours très ouvertes, animées par une ou un patient et par une ou un soignant, mais jamais les mêmes. J’ai en ai filmé plusieurs, en délimitant précisément les espaces pour que celles et ceux qui ne veulent pas être filmés puissent participer sans sentir la pression de la caméra.

Chacun devait pouvoir me dire sans aucune culpabilité s’il ne voulait pas être filmé. Au départ, six personnes en ont exprimé le souhait avant que la moitié d’entre elles ne change d’avis, au bout de trois jours. Elles voulaient d’abord voir comment se comportent ces gens qui viennent filmer. J’ai aussi expliqué d’em- blée que le oui n’est pas donné une fois pour toutes. Il était normal qu’un patient ou un soignant puisse venir me dire qu’aujourd’hui, il n’était pas en forme et préférait ne pas être filmé. De même, j’ai expliqué et répété qu’après le tournage, il faut faire des choix au montage. Et donc qu’il y a des gens que j’ai aimé filmer, mais que, même s’il s’agit de très belles scènes, elles sont redondantes ou n’ont pas trouvé leur place dans la structure d’ensemble. Il faut les préparer à com- prendre que s’ils ne sont plus dans le film, ce n’est pas parce qu’ils sont moins beaux ou moins intelligents. Au fond, les gens comprennent très bien. Sur le moment, ils peuvent être un peu déçus, mais ils l’acceptent. Quand ils ont découvert le film, l’un m’a reproché de ne pas avoir assez montré sa souffrance, un autre a remarqué que c’était très violent de se voir sur un écran. Mais passées ces premières réactions, la plupart m’ont parlé du film et m’ont dit qu’ils ne s’étaient pas sentis trahis.

À quel moment est née l’idée d’aller plus loin et de faire un deuxième film ?

Pendant le tournage, j’ai vraiment perçu à quel point l’Adamant faisait partie d’un ensemble plus vaste – le pôle psychiatrique Paris Centre – et que si je ne le disais pas, ne serait-ce que par une allusion, je tronquerais la réalité. L’Adamant n’est pas un îlot. C’est un lieu qui attire le regard par la beauté de son architec- ture, la singularité de son emplacement sur la Seine en plein cœur de Paris, mais qui fait partie d’une structure plus vaste. Personne n’y est cinq jours sur cinq. Tel patient aura eu la veille un entretien avec son ou sa psychologue au centre de soins ; les soignants animent tous des ateliers à l’hôpital certains jours de semaine… J’ai d’abord voulu filmer des patients de l’Adamant à l’hôpital, sous forme de plans complémentaires qui permettraient de faire un lien.

Comme dans Être et Avoir, les plans dans les familles, en dehors de la classe ?

Oui, je voulais établir une passerelle pour faire exister l’Adamant dans quelque chose de plus grand. Je voulais m’appuyer sur François, qui ouvre le film en chantant «La Bombe humaine», et sur Olivier, qui a dessiné les sœurs jumelles, tous deux hospitalisés depuis longtemps. Et assez vite, en leur rendant visite, en rencontrant les équipes, mais aussi d’autres patients dont certains très heureux de parler avec quelqu’un de l’extérieur, l’envie d’un deuxième film s’est imposée. Au début, à l’hôpital, j’ai surtout filmé les ateliers ou la serre, ce poumon que les soignants ont décoré avec plein de plantes, cet endroit très agréable avec une machine à café, des fauteuils et une belle bibliothèque. Je n’avais pas l’intention de répéter à l’hôpital ce que j’avais fait sur l’Adamant, j’avais envie de filmer autre chose, mais ça m’a aidé à commencer. Puis, j’ai évoqué avec les psychiatres l’idée de filmer des entretiens. Presque tous ont réagi de manière positive. Je ne souhaitais pas filmer des patients qui ne seraient pas pleinement conscients de ce que nous faisions. On ne peut pas se contenter de la réponse « oui, je veux bien être filmé », car certaines personnes très délirantes n’ont qu’une envie, c’est d’être filmées. Quand j’avais commencé à La Borde, un type est venu en me disant : « Ça fait vingt ans que j’attends la caméra ! » Il n’est pas dans le film.

C’est la question du consentement…

Linda a été précieuse à cet endroit-là: non seulement par sa connaissance de certains dossiers, mais surtout par sa longue pratique en psychiatrie. De même, si quelqu’un se roule par terre en hurlant, je ne me précipite pas avec ma caméra. Je suis très attentif au fait qu’avoir une caméra donne un pouvoir : comment faire pour ne pas en abuser? L’image peut intimider, peut blesser, peut tuer… Il y a « la question d’après », c’est-à-dire : qu’est-ce qu’on laisse aux gens qu’on a filmés ? On ne le sait jamais d’avance. En voulant bien faire, on peut multiplier les gaffes, être nocif sans l’avoir cherché. Quand je dis « pleinement conscients », c’est un peu présomptueux. On n’en est jamais sûr. Dans La Moindre des choses, il y a un homme dont on coupe la barbe, Claude. Je le trouvais très touchant, j’avais envie de le filmer dès le début, mais il n’y avait pas vraiment de dialogue possible. Tous les matins en arrivant, je prenais un café avec lui parfois pendant une heure, et les échanges verbaux étaient très limités : « Comment ça va ? – Vercingétorix ! » Il est sur une autre planète, je n’ose pas le filmer. Après six semaines de tournage, pendant une répétition, je le vois s’avancer lentement avec son pas chaloupé. Il se penche sur la caméra, l’observe, puis relève le nez vers moi: «C’est de la Kodak?» Oui, c’était de la Kodak! Jusque-là, je pensais qu’il n’avait aucune conscience de ce que nous faisions. J’en ai parlé aux soignants : « Mais alors, il sait qu’on fait un film ? – Tu es bien naïf, Nicolas, il le sait depuis le début.» À un autre moment, il regarde le ciel où gronde l’orage, puis se tourne vers nous en demandant : « Et les aveugles, où est-ce qu’ils habitent ? » J’ai mis longtemps à comprendre pourquoi il posait cette question. En fait, la deuxième fois que j’étais venu, sans savoir si j’allais faire le film, je leur avais projeté Le Pays des sourds. Et les aveugles, alors ?

Comment définissez-vous au départ votre place vis-à-vis des personnes filmées ?

Cela dépend des personnes et du contexte. Il s’agit d’être un peu souple, c’est très intuitif. Je ne pousse jamais les portes. J’accueille ce qu’on veut bien m’offrir. Mon travail consiste à donner envie aux personnes présentes de me donner quelque chose. De jouer le jeu. D’en être. La moitié de ce que j’ai tourné dans cette trilogie, je l’ai fait seul. Quand je sais à l’avance que je veux filmer la réunion du lundi ou l’atelier dessin, je fais venir l’équipe. Mais entre-temps, je peux venir seul, avec la caméra et ses deux micros, et passer la journée sur place. Soudain Marc vient vers moi : « Nicolas, je viens d’écrire une nouvelle chanson. Je peux vous la chanter ? – Oui. Je peux la filmer ? – OK.» Un quart d’heure après, il est au piano et chante « Personne n’est parfait ». Une autre fois, je demande des nouvelles de son fils à Sandra, qui m’a déjà raconté la douleur qu’elle a éprouvée quand on lui a pris son enfant et qu’elle l’a vu grandir dans une famille d’accueil. Elle me répond, je lui demande : « Et si j’allais chercher la caméra? – Oui, bien sûr.» Très simplement.

Dans Averroès et Rosa Parks, le dispositif est un peu différent avec les deux caméras pendant les consultations, il faut le prévoir avant…

À peine ! Parce que les psychiatres n’ont pas de bureau attitré, bien souvent je ne sais pas où ils vont se mettre. Quelquefois j’ai dix minutes pour tout installer, dans un réduit grand comme un placard… Et pourquoi pas le patio? Ça se faisait comme ça.

La présence des caméras change-t-elle les choses ?

Sûrement, la caméra change toujours la donne… Mais moi, je ne sais pas à quoi ça ressemble quand il n’y a pas de caméra! Je dis aux patients comme aux soignants : « On va filmer l’entretien. Si ça ne va pas, faites-moi un signe, et on s’arrête. Si vous voulez dire des choses qui ne nous regardent pas, on sort.» Il n’est pas question de prendre les gens en otage. Parfois, c’est moi qui m’arrête, quand je vois la conversation qui dérive vers une question délicate.

Avez-vous commencé à tourner le troisième film pendant le deuxième ?

Même pendant le premier. J’apprends que « l’Orchestre » regroupe certains soignants bricoleurs qui font des visites à domicile quand un patient est démuni face à un problème domestique ou technique. Patrice, que je croise tous les jours sur l’Adamant, me dit: «Ah Nicolas, ma machine à écrire est en panne! J’ai contacté celui qui me l’a vendu, il ne peut pas venir avant deux mois. – Mais faites appel à l’Orchestre ! » C’est donc moi qui ai suggéré la situation. Il se trouve que les deux jeunes trentenaires n’ont jamais vu de machine à écrire de leur vie, sauf au cinéma !

Il y a un suspense dingue ! Nous sommes très rassurés quand elle marche à nouveau…

Heureusement, elle n’avait pas grand- chose, à mon avis !

Ce troisième film est le plus jubilatoire. C’est aussi dû au fait qu’il n’y a pas un décor unique. Car dans la trilogie, les lieux sont cruciaux.

La notion d’espace est toujours importante, d’autant plus en psychiatrie. C’est essentiel de voir à quoi ressemble l’endroit où ils vivent. Même si Muriel est dans un foyer avec ses seize mètres carrés. Chez elle, je suis tout seul. Chez Frédéric, nous sommes deux (j’ai quelqu’un avec moi à l’image), deux aussi chez Patrice (un ingé son et moi). La seule fois où nous sommes trois, c’est chez Ivan et Gad, ce qui est très com- pliqué à cause du plancher qui grince énormément à chaque fois que l’ingé son se déplace avec sa perche, parfois il fait même trembler la caméra. On s’arrache les cheveux au montage !

Vous dites souvent que vous trouvez la structure de vos films en tournant. Pour cette trilogie, à quel moment décidez-vous d’arrêter, quand vous dites- vous que vous avez assez tourné ?

J’ai bien réfléchi à cette question. Je crois simplement qu’il y a un moment où mon désir migre vers le montage. C’est vrai que je pourrais continuer, mais au bout d’un temps, je suis peut-être à court d’idées. Et ce qui devient impératif, c’est de voir comment tout cela peut s’articuler. Tout à coup, ce désir-là prend le pas sur l’envie de filmer. Je commence donc à monter, quitte à revenir tourner si j’en ressens le besoin.

Cela s’est-il produit ?

Sur le troisième, au montage, j’avais Patrice, Muriel et Frédéric. Pendant longtemps, je m’étais dit – et ça s’est accentué au montage – qu’il faudrait une quatrième visite, pour qu’il y ait au moins un patient plus jeune. Se limiter à des personnes relativement âgées, cela risque de colorer le film. Je dépendais un peu des deux garçons et de leurs visites : je leur ai demandé de m’avertir. Ça a pris du temps, parce qu’ils ont beaucoup d’autres tâches, puis ils m’ont proposé de rencontrer Ivan. Ils espéraient que son coloc soit là aussi, et il est arrivé pendant les prises de vues! Le montage le plus compliqué, de loin, est celui de Sur l’Adamant. Parce que la matière est très disparate : des ateliers, des bouts de conversations, etc., donc il faut trouver une structure, sans pour autant qu’elle soit rigide. Le montage a commencé, et puis je suis revenu filmer… Moi qui aime toujours me laisser surprendre, en psychiatrie, j’étais servi ! On pourrait croire qu’il faut beaucoup de temps d’immersion avant de tourner… mais non. Le jeune qui porte à son cou un aimant pour éloigner les bruits et les voix qui l’envahissent, j’ai fait sa connaissance deux heures plus tôt. Il a débarqué sur l’Adamant, il a vu la caméra, et on a un peu parlé. Il y avait un feeling, je lui ai aussitôt proposé de le filmer, sans prépa- rer aucune question.

Un élément extérieur vient pimenter un peu l’histoire : la pandémie…

… Ce qui fait qu’à la première visite chez Patrice, quand les deux garçons sont penchés sur la machine à écrire, avec leurs masques, ils ont l’air de chirurgiens !

Comment les trois films ont-ils été financés, puisqu’au départ, un seul était prévu ?

Pas si facile. Quand je suis allé voir France 3 Cinéma pour leur dire que je voulais faire trois films au lieu d’un, les responsables ont d’abord suggéré que j’intègre les trois volets en un. En effet, ils produisent une vingtaine de films chaque année, dont l’immense majorité est des fictions, donc trois documentaires du même cinéaste, c’était compliqué. Mais pour le deuxième et le troisième, France TV et Ciné+ nous ont finalement suivis.

Il est désormais impossible d’envisager un film sans les deux autres, ils s’enrichissent mutuellement, ils forment un tout.

Mais ils ne sont pas organisés de la même manière, la tonalité de chacun est différente, on peut les voir dans n’importe quel ordre, sans être obligé de les voir tous pour les comprendre… Dans Sur l ’Adamant, nous ne désignons jamais qui est qui: on le repère, mais dans les réunions, on n’est pas toujours sûr, comme dans La Moindre des choses. En tout cas, ce n’est pas surligné. Alors que dans Averroès et Rosa Parks, à l’hôpital, et dans La Machine à écrire et autres sources de tracas, on énonce clairement qui est qui, cela fait partie du dispositif. Le deuxième film a été beaucoup plus facile à monter que le premier, autour des entretiens. Et le troisième aussi, puisque chaque personnage a son chapitre.

Dans La Machine à écrire et autres sources de tracas, les spectateurs qui ont du mal à se séparer de leurs affaires s’identifient facilement à Frédéric…

C’est un cinéphile impressionnant ! Sans parler de sa culture littéraire, musicale et picturale. Il est resté attaché aux années 1970. Son cinéma, c’est Rohmer, Rivette, Truffaut, Godard, Varda qu’il cite dans sa chanson… et Wim Wenders. Quand il vient sur l’Adamant, il a toujours son magnétophone à cassettes et un carton à dessin d’où il sort ses dessins, ses collages, ses photocopies qu’il dispose autour de lui. Il trimballe son monde avec lui. Quand Bruno vient voir Frédéric pour trier les disques à jeter, il rame un peu… Je suis allé deux fois chez lui, même si je n’ai pas tout gardé, notamment pour qu’il me montre et commente les magnifiques livres-objets qu’il a créés, textes et images, sur Kaflka, Artaud ou Rimbaud. C’est un film à lui seul.

«En psychiatrie, les gens sont perpétuellement en quête de sens» par Entretien avec Nicolas Philibert par Elisabeth Franck-Dumas
Libération - 16 avril 2024

Ces objets qui ne nous répondent pas, ce monde inanimé qui nous paraît parfois buté, et comme mal intentionné à notre égard – l’imprimante qui n’imprime plus, la machine à écrire aphone, le lecteur de CD muet. C’est en rendant compte de ces microdésastres quotidiens, lesquels, vite dit mal dit, nous rendent parfois dingues, que Nicolas Philibert a choisi de clore son triptyque consacré à la psychiatrie contemporaine, entamé avec Sur l’Adamant, ours d’or à Berlin en 2023, et poursuivi avec Averroès & Rosa Parks, récemment sorti en salles. Comme dans les deux premiers volets, la méthode est celle de l’écoute attentive et patiente, presque complice, faisant jaillir au fil des mots la vérité d’une situation, la marque d’un symptôme, et la visée encore plus transparente : celle de dévoiler notre grande proximité avec ces habitants d’un monde à la marge.

L’on y retrouve Patrice, qui, de retour chez lui, ne peut pas taper ses deux poèmes rédigés quotidiennement sur l’Adamant, ce centre d’accueil de jour situé sur une péniche, cadre du premier film, car sa machine s’est enrayée. Ou Muriel, laissée seule dans sa chambre dans un silence «qui frappe la tête», car sa machine à elle ne lit plus ses CD de Janis Joplin. Une équipe de soignants débarque, autobaptisée «l’orchestre», avec un minimum de compétences techniques (c’est la première rencontre des soignants trentenaires avec une machine à écrire…) mais beaucoup de bonne volonté, cherchant à réparer indistinctement les choses et les êtres. Ils tenteront de venir à bout des ratés d’une imprimante, ou de débarrasser le plancher de Frédéric, menacé par l’accumulation de fétiches culturels envahissant son espace personnel jusqu’à l’y engloutir – l’effet miroir pointant combien le soi, chancelant ou non, se raccroche parfois comme un perdu au monde matériel pour tenir.

La Machine à écrire et autres sources de tracas, plus court et léger dans sa forme, gracieux dans son dispositif, n’en est pas moins poignant que les deux autres, l’occasion de rencontrer, chez lui à Paris, Nicolas Philibert, pour revenir sur ce triptyque et, plus largement, sur un travail entamé il y a plus de vingt ans avec La moindre des choses (1997), tourné à la clinique de la Borde fondée par Jean Oury.

En regardant les deux films qui ont suivi Sur l’Adamant, Averroès et Rosa Parks et la Machine à écrire et autres sources de tracas, on met le doigt sur quelque chose qui manquait peut-être au premier, un hors-champ plus difficile. L’idée d’un triptyque était-elle là dès le départ ?

Il est vrai que de faire un deuxième, puis un troisième volet, modifie le regard qu’on a sur le premier. Cela le recontextualise, le resitue dans un champ plus large. Et oui, cette dimension-là, le contrepoint, manquait un peu. L’Adamant, je ne dirais pas que c’est une vitrine, mais c’est un lieu qui attire l’œil, de par sa beauté architecturale, son emplacement sur la Seine, l’effervescence qui y règne. C’est un lieu d’accueil, d’hospitalité, sans cesse en mouvement, ouvert sur le monde. Alors que beaucoup de lieux de la psychiatrie sont fermés derrière des murs. Mais je n’avais pas l’idée d’un triptyque au départ. L’idée du second et du troisième volet est venue pendant que je tournais le premier. Je me suis qu’il fallait élargir, car si on pense que la psychiatrie, c’est l’Adamant, on va passer à côté de tout. Par ailleurs, les patients eux-mêmes circulent entre les lieux que je montre dans ces trois films, ils inventent leur propre cartographie. Les soignants aussi : il n’y en a pas qui soit là cinq jours sur cinq.

D’être tournée chez les patients, la Machine à écrire… fait naître un effet de proximité. Comment vous est venue l’idée de filmer chez eux ?

C’est en parlant avec les soignants que j’ai appris que certains faisaient des visites à domicile. Il y a ceux qui font partie de ce petit groupe autobaptisé «l’Orchestre» : ceux qui bricolent, qui viennent au secours d’un patient démuni devant un problème domestique, un objet cassé, une fuite. Et puis il y a ceux qui ne sont pas forcément bricoleurs mais qui viennent chez tel ou tel patient pour essayer de rompre l’isolement et redonner un peu d’élan. C’est le cas de la visite chez Frédéric, qui a lieu pour l’aider à faire le tri dans ses objets, pour qu’il puisse un peu mieux circuler chez lui. Le tournage repose sur quatre visites d’une heure ou une heure et demie chacune. Je n’ai pas fait le moindre repérage. Au bout de cinq minutes, j’étais en train de tourner. C’est un film extrêmement artisanal – comme quatre petites nouvelles, au fond. Il y a ici ou là des moments un peu burlesques, ces trentenaires venus aider qui n’ont jamais vu de machine à écrire de leur vie, sinon au cinéma. Ça installe un rapport, ils ne sont pas du tout dans une position d’expertise.

L’on partage avec eux ces problèmes du quotidien qui, entre guillemets, peuvent rendre fou…

Pour moi les trois films, même Averroès, dépassent le champ de la psychiatrie et parlent de nous. Parce que les angoisses qui sont exprimées là, on les ressent, même si peut-être d’une façon moins exacerbée. Je pense à cet homme qui voudrait payer des impôts pour être comme tout le monde. Ou celui qui évoque le spectre de la guerre en Ukraine qui l’angoisse à tel point qu’il a fait une petite valise pour venir à l’hôpital de lui-même. Ou cet homme, le premier qu’on voit dans Averroès, à qui on propose une sortie dans un appartement partagé, et qui tout d’un coup s’angoisse à l’idée qu’il pourrait ne pas pouvoir pratiquer sa religion. Avec la montée de l’antisémitisme, cette question est partageable et légitime. Ce sont des questions très précises, très concrètes. Il est question de notre monde. Et les médecins essayent d’aider chacun à retrouver une place dans la cité. Comment sortir dans les meilleures conditions ? Comment retisser un lien avec soi, avec la société ? Comment revenir dans ce monde si violent dans lequel on vit ?

La question de la responsabilité se pose toujours quand on fait du documentaire, mais ici, de manière particulièrement aiguë. Comment est-ce que vous travaillez avec ça ?

J’ai eu très vite l’autorisation de tourner à l’hôpital, et je dirais, en toute liberté. Personne ne m’a jamais dit «il ne faut pas montrer ci ni ça». Après, bien entendu, quand je dis toute liberté, c’est à partir du moment où les personnes que j’ai sollicitées sont d’accord pour être filmées. Mais il ne suffit pas qu’une personne vous donne son accord. Vous pouvez avoir l’accord en psychiatrie de personnes qui sont très délirantes et qui ont très envie d’être filmées. Je me souviens qu’un jour quelqu’un m’a dit «ça fait vingt ans que j’attends la caméra» et la personne en question, je ne l’ai pas filmée. L’autorisation ne suffit pas. J’essaie de ne filmer les gens ni à leur insu ni à leur détriment. J’ai choisi de filmer celles et ceux qui m’ont semblé capables de mesurer pleinement la portée de ce que l’on faisait. J’expliquais que le film sortirait en salle, puis serait montré sur des plateformes, en DVD, à la télévision, etc. Il me semblait nécessaire que ceux à qui je m’adressais puissent en sentir la portée. Mais ça ne suffit même pas non plus, car vous ne pouvez pas savoir ce qui se passe dans la tête des gens. Quelqu’un peut sembler tout à fait posé, et être en même temps dans toutes sortes de fantasmes. Il y a une part d’ambiguïté dans tout ça. On parle beaucoup aujourd’hui, dans le cinéma en particulier, de la question de l’emprise. Et je suis sensible à cette question-là. Le fait d’avoir une caméra dans les mains vous donne un pouvoir sur l’autre. Donc toute la question est : comment ne pas abuser du pouvoir que la caméra vous donne ?

Les soignants vous orientaient-ils ?

Moi-même, je leur demandais conseil souvent. Que pensez-vous d’un entretien avec tel ou telle ? Ils me répondaient oui, ou non, peut-être que ce n’est pas le moment, attendons. Je me suis appuyé sur eux.

Les passagers de l’Adamant ont-ils vu le film ?

Bien sûr, ils ont été – j’allais dire les premiers, mais ce n’est pas tout à fait vrai, parce que, le film étant sélectionné en compétition à Berlin, la Berlinale voulait l’exclusivité absolue. Mais sitôt revenus de Berlin, on a fait une grande projection dans une salle de cinéma suivie d’un verre. Ça a été un moment très fort. Et de même, Averroès et Rosa Parks a été montré à tous ceux qui ont participé à l’aventure.

Comment ont-ils réagi ?

C’est difficile de généraliser, mais j’ai le sentiment, pour ce qui est de Sur l’Adamant, que c’est devenu leur film, quelque chose qu’on partage. Chaque fois que je repasse sur l’Adamant, on me questionne : «Alors, Nicolas, le film ? Il paraît qu’il vient de sortir en Italie ?» Les coupures de presse circulent. Mais je me souviens aussi d’un passager qui m’a reproché de ne pas avoir suffisamment montré sa souffrance. Un autre a exprimé combien c’était violent pour lui de se voir sur grand écran. Mais globalement les réactions ont été très chaleureuses. Beaucoup ont dit ne pas s’être sentis trahis. Dès le tournage, je prends des précautions, parce que c’est important d’expliquer que pour un film comme celui-là, il y a des gens qu’on filme et qui ne seront pas dans le film terminé. Il faut expliquer que ce n’est pas parce qu’on est moins beau ou moins intelligent qu’un autre, mais que le film est une construction. La narration parfois vous pousse à faire des choix difficiles. J’ai peut-être accumulé 60 heures de rushes, il n’en restera que 1h50 de film.

Très concrètement, comment se passe le tournage ?

J’essaye de me mettre au diapason, d’accueillir ce qu’on me raconte. La caméra peut en intimider certains, mais il y a très peu de gens qui ont refusé d’être filmés. Très, très peu. Parce qu’au fond, c’était pour eux une marque de considération. «Ah ! On s’intéresse à moi.» Mais je n’insiste jamais. On peut en avoir envie un jour et pas le lendemain. Par ailleurs, quand je filme les entretiens, si tout d’un coup quelqu’un a envie de dire des choses qui ne nous regardent pas, on me fait un signe, je m’arrête et je sors. Et puis, si une fois cet entretien filmé, on vient me dire «tiens, il y a quelque chose que je dis là, j’aimerais bien l’enlever, ça m’embête», bien sûr, je le fais. Il m’est arrivé de couper ici ou là, dans ces entretiens, des idées, des choses à la demande de tel ou tel.

Dans la Machine à écrire, comme dans Sur l’Adamant, les patients vous interpellent, vous proposent des chocolats, on sent qu’il y a une forme de complicité…

Cela me semble important de le conserver. Je ne suis pas un Michael Moore qui vient se montrer, il ne s’agit pas de ça, mais de faire comprendre au spectateur qu’il y a quelqu’un. Certains cinéastes disent : «Faites, ne regardez pas la caméra, faites comme si on n’était pas là.»Et moi je dis : «Faites comme si j’étais là.» Pour moi, les regards caméra, ce n’est pas un problème. Au contraire, ça traduit notre présence, ma présence. Je suis un peu comme un passeur, pour le spectateur. Quand on me parle, c’est au-delà de moi, c’est nous. C’est au spectateur qu’on s’adresse. Cela me rappelle cette phrase de Michel, un des patients de la Borde dans la Moindre des choses. Il parle à la fin d’une manière si belle, et il dit : «C’est vous qui m’avez rendu malade. Et vous, vous êtes entre nous, maintenant!»

Comment mesurez-vous votre évolution depuis la Moindre des choses ?

Ce que j’ai fini par comprendre, c’est que ce monde me renvoyait à moi-même, à mes fragilités. Quand je suis allé à la clinique de La Borde, une des choses qui me freinait, c’était la peur qu’on me garde. C’est tout juste si je n’avais pas peur d’être contaminé, comme si c’était contagieux, comme si ça allait déteindre sur moi. J’ose dire ça aujourd’hui, mais à l’époque, je n’osais pas. J’évoquais mes scrupules, bien réels, à l’idée d’instrumentaliser les gens, mais je n’en disais pas plus. Aujourd’hui, je pense que la psychiatrie est un miroir grossissant sur le monde. J’ai plusieurs fois ressenti que les personnes qu’on rencontre en psychiatrie ne sont pas des gens qui vont se contenter de réponses de surface, parce qu’ils sont perpétuellement en quête de sens. Quand vous parlez avec eux, ils vous poussent dans vos retranchements. C’est pour ça que je fais des films en psychiatrie. Parce que les personnes qu’on rencontre là vous empêchent de vous endormir.

En regardant les films, la question de la vocation des psychiatres se pose aussi…

Oui, pourquoi ils ont choisi ce métier, et pourquoi ils décident de rester dans le service public, dans la psychiatrie publique, qui est si dévastée, si proche de l’asphyxie. Je crois que c’est lié au temps, à la possibilité de prendre du temps pour accueillir la parole. De plus en plus de soignants désertent ces professions car, quand on ne peut plus exercer dignement son métier, on finit par partir, et ces gens sont remplacés par des intérimaires. Mieux payés, mais qui sont parachutés ici puis là, et ne s’investissent pas de la même manière, pas comme peuvent le faire des titulaires. Du coup, les patients sont de plus en plus livrés à eux-mêmes. On recourt davantage aux chambres d’isolement, à la contention des malades. Faute de moyens humains. Il s’agit de garder les patients le moins possible, de les renvoyer en les bourrant de médicaments. Et dans tous les pays d’Europe où je suis allé avec le film, je l’ai entendu. La pandémie a multiplié le nombre de gens qui ont recours à la psychiatrie, qui ont besoin de parler, de consulter, etc. Mais il y a de moins en moins de places, on est sur une liste d’attente et cela peut durer quelquefois jusqu’à un an. C’est dramatique.