Une plongée au cœur de Radio France, à la découverte de ce qui échappe habituellement aux regards : les mystères et les coulisses d’un media dont la matière même, le son, reste invisible.
Lumière Katell Djian • Caméra Nicolas Philibert, Katell Djian, et occasionnellement Laurent Chevallier • Son Julien Cloquet, et parfois Xavier Griette, Laurent Malan, Nicolas Philibert, Olivier Schwob • Montage Nicolas Philibert, assisté de Léa Masson, Janusz Baranek, Madelyne Coleno • Mixage Olivier Dô Hùu, assisté de Fanny Weinzaepflen • Assistants à la réalisation Amaury Chardeau, Pauline Coudurier • Production exécutive Virginie Guibbaud • Producteur délégué Serge Lalou • Une coproduction Les Films d’Ici, Longride Inc. (Japon), ARTE France Cinéma • Avec la participation de Canal +, Ciné + • En association avec Cofinova 7 et Les Editions Montparnasse • Avec le soutien de la région Ile-de-France et du Centre National du Cinéma et de l’image animée.
• Prix « Tiempo de Historia » 2013 (Mejor documental, Semana de Cine de Valladolid) • Etoile d’Or 2014 (Prix de la presse du cinéma français)
Sélection officielle au Festival de Berlin, Panorama, février 2013 • Longueur d’Ondes, Festival de la radio et de l’écoute, Brest, février 2013 • Itinérance, Festival Cinéma d’Alès, mars 2013 • Istanbul International Film Festival, avril 2013 • Planet Doc Film Festival, Varsovie, mai 2013 • Internationales DokumentarFilmFestival Münich, mai 2013 • Biografilm Festival, Bologne, mai 2013 • Docville International Documentaire Film Festival, Louvain, Belgique, mai 2013 • Sydney Film Festival, juin 2013 • FIDOCS (Festival Internacional de Documentales en Santiago de Chile), juin 2013 • Jerusalem Film Festival, juillet 2013 • Melbourne International Film Festival, août 2013 • Telluride International Film Festival, USA, août/septembre 2013 • International Film Festival Message to Man, Saint-Petersbourg, septembre 2013 • Vancouver International Film Festival, septembre 2013 • Rio de Janeiro Film Festival, octobre 2013 • BFI London International Film Festival, octobre 2013 • FIDBA (Festival International Documentaire de Buenos Aires, octobre 2013 • Astra Film Festival, Sibiu, Roumanie, octobre 2013 • Festival International du Film de Morelia, Mexique, octobre 2013 • DocLisboa, Lisbonne, octobre 2013 • Semana de Cine de Valladolid, octobre 2013 • Festival du Film français de Tübingen/Stuttgart, novembre 2013 • France Odéon, festival du cinéma français, Florence, novembre 2013 • CPH DOX (Copenhagen International Documentary Film Festival), novembre 2013 • Stockholm International Film Festival, novembre 2013 • Muestra Internacional de Cine, Cineteca de Mexico, novembre 2013 • SURDOCS (Festival de Cine documental de Puerto Varas), Chile, novembre 2013 • Festival du Film français de Dublin, Irlande, décembre 2013 • Festival International du Film de Tromso, Norvège, janvier 2014 • DocPoint (Helsinki Documentary Film Festival), janvier 2014 • The Magnificent Seven (European feature documentary Film Festival, Belgrade), février 2014 • Thessaloniki Documentary Film Festival, mars 2014 • FIDADOC (Festival International de documentaire à Agadir), Maroc, avril/mai 2014 • Festival du film français de Cuba, May 2014 • Festival International du film de Transylvanie, Cluj (Roumanie), juin 2014…
Distribution France & ventes internationales : Les Films du Losange
Sortie salles France : 3 avril 2013
Une des raisons pour lesquelles tant de gens, dont je suis, aiment la radio – mais je ne l’ai su que très longtemps après avoir commencé à l’aimer – est liée à l’absence d’images, à l’invisibilité de ceux et celles qui s’y expriment, comme à l’invisibilité des innombrables lieux où elle nous entraîne. Une invisibilité qui nous permet de nous identifier imaginairement à ceux qui parlent, et qui, sans que nous ayons à quitter notre chambre, nous fait voyager sur la terre, sur les mers, dans toutes les couches de la société, dans toutes les sphères de la pensée et de l’activité humaine. Mais la radio, c’est aussi notre mémoire collective. Des voix qui nous sont familières, des jingles, des chansons que nous connaissons par cœur, des moments de pure insouciance, des « tranches horaires » qui rythment notre quotidien et le ritualisent. Parfois encore, c’est juste une toile de fond que nous n’écoutons pas, une présence amie, rassurante, pendant que nous faisons autre chose.
La « maison » de la Radio ?
Tous les français connaissent l’existence de ce célèbre bâtiment circulaire situé au bord de la Seine, en plein cœur de Paris. Abritant une soixantaine de studios, des auditoriums, une salle de concert et un millier de bureaux, la maison de la Radio réunit l’administration centrale de Radio France et les services de la plupart de ses stations : France Info, France Bleu, France Culture, France Musique, le Mouv’ et FIP. Elle héberge aussi les locaux de Radio France Internationale (1), qui a longtemps fait partie de l’entreprise publique avant de devenir une société distincte, ainsi que quatre formations musicales permanentes, une régie publicitaire et diverses filiales encore. Et si les locaux de France Inter ont dû émigrer, faute de place, dans un immeuble voisin, la station généraliste continue bien entendu de faire partie du groupe.
C’est donc dans cette grande maison (et dans l’annexe qui abrite France Inter) que se situera notre film. Un lieu que font vivre des centaines de journalistes, techniciens, producteurs, secrétaires et documentalistes, sans compter les personnels chargés de son entretien, de sa gestion, de son développement et de sa promotion, ni les dizaines d’invités célèbres ou inconnus qui s’y rendent chaque jour pour participer ou assister à l’enregistrement des émissions.
« Dans » cette grande maison ?
Oui, « dans » plutôt que « sur » cette grande maison, puisque ce projet, on va le voir, s’attachera moins à décrire le lieu en tant que tel qu’à entraîner le spectateur du côté des studios et de la production sonore qui en est la raison d’être. Une production extrêmement foisonnante, si variée qu’il ne saurait être question d’en donner une image représentative : non seulement parce que ce serait mission impossible, mais surtout parce qu’il est question ici d’un projet de cinéma et non d’un documentaire didactique. C’est dire que les choix qui seront les miens ne seront pas soumis à une quelconque visée de type sociologique ou autre, pas plus que le « casting » opéré parmi ceux et celles qui travaillent là ne sera fonction de leur éventuelle notoriété.
Il y a vingt ans, le tournage de La Ville Louvre m’avait permis d’entreprendre une formidable plongée dans les entrailles du grand musée. Avec la petite équipe qui m’entourait, nous avions découvert l’existence d’une véritable « ville dans la ville », partie immergée d’un iceberg dont je n’avais jamais imaginé l’étendue. En explorant ses kilomètres de galeries souterraines, ses réserves, ses laboratoires, ses ateliers et ses salles, nous avions rencontré des archéologues, des tapissiers, des marbriers, des physiciens et des chimistes, des rentoileurs et des doreurs, des serruriers, des chauffagistes, des acousticiens, des gymnastes et des sapeurs-pompiers, un professeur de bouche-à-bouche, des joueurs de pétanque, un coursier en rollers… dont certains deviendraient bientôt les personnages inattendus de notre film, aux côtés des conservateurs et des agents de surveillance.
On peut donc supposer qu’un film à la maison de la Radio, autre forteresse, autre lieu-monde, aura une certaine parenté avec La Ville Louvre. Mais cette fois, il s’agira moins de filmer les endroits et recoins les plus insolites, ni toute la gamme des petits métiers qu’on y croise, que le travail spécifique qu’on y accomplit : l’enregistrement des émissions radiophoniques. C’est donc cette relation bien particulière à la voix, à la parole, à la langue, aux sons, au silence, à l’écoute, et au-delà, ce rapport au monde qu’il s’agira d’explorer, bien davantage que les rouages d’une institution, son histoire, son architecture, ou les relations complexes qu’elle entretient avec le pouvoir exécutif. Sans m’interdire tout de même le tournage d’une séquence dans un bureau, une salle de réunion, un local technique ou dans l’un de ces interminables couloirs circulaires où il n’est pas rare de se perdre, l’essentiel du film sera tourné dans les studios, avant – le temps d’un échauffement – et surtout pendant l’enregistrement des émissions, que celles-ci soient diffusées en direct ou en différé. Et encore faut-il distinguer celles qui exigent un travail de préparation, parfois de longues recherches, l’utilisation d’archives et documents sonores, de celles qu’on peut nommer « émissions de flux », soit qu’elles n’aient d’autre ambition que celle de divertir, soit qu’elles collent à l’actualité, à l’événement à l’instant où il se produit. Un film sur la radio… et le reste du monde. Un film sur du son, en somme.
(…)
Et voilà que me reviennent des images de ma première visite à La Borde, en décembre 94, cette clinique psychiatrique où, six mois plus tard, j’allais entreprendre le tournage de La moindre des Choses. À l’époque, j’étais loin d’être décidé : la perspective de me confronter à l’univers de la folie me faisait peur, et je voyais mal ce qui pouvait m’autoriser à filmer des êtres fragilisés par la souffrance psychique, qui ne manqueraient pas de se trouver en position de faiblesse, instrumentalisés par la caméra… À peine arrivé, je m’étais retrouvé dans le bureau de Jean Oury, le directeur et fondateur des lieux. Après deux heures d’un entretien au cours duquel je lui avais fait part de mes atermoiements, le grand psychiatre s’était levé, m’avait raccompagné à la porte et m’avait dit :
– Quoi que vous décidiez, sachez au moins une chose : ici, il n’y a rien à voir.
Et après une solide poignée de mains, il avait ajouté :
– Alors quand vous serez prêt à filmer l’invisible, vous serez le bienvenu !
On s’en doute, il avait trouvé les mots justes, du moins ceux qu’il fallait pour susciter mon désir. Or voilà : cette fois encore, il se pourrait bien qu’ « il n’y ait rien à voir ! » Je veux dire par là que le véritable enjeu de ce film n’est pas lié au fait de rendre visible ce qui se soustrait habituellement à notre regard. Il consiste plutôt à essayer de faire de cette absence même l’un des sujets du film. Il me reviendra donc de chercher un mode de représentation de l’univers radiophonique qui ne se borne pas à filmer de façon linéaire, redondante, plate et informative l’activité qui règne dans les studios. Au contraire ! Il faudra dépasser, excéder le potentiel informatif des plans ; leur donner un relief différent, proposer au regard autre chose qu’un simple enregistrement du réel ; inscrire les images dans une temporalité qui se distingue de celle des émissions choisies, une temporalité qui soit celle du film ; recréer de l’invisible, du hors champ, du « off » ; montrer comment la radio est une fenêtre, comment elle convoque le reste du monde. En somme, faire entrer de l’étrangeté, de l’opacité, de l’ailleurs dans le film.
Nicolas Ph, juin 2010
(1) Ce n’est plus vrai aujourd’hui. RFI a déménagé à Issy-Les-Moulineaux.
Dossier de presse
Comment est née l’idée du film ?
C’est quelque chose qui me trottait dans la tête depuis longtemps. L’idée de filmer des voix. Un film sur la radio, c’est un peu contre nature – comment filmer la radio sans détruire son mystère ? – mais c’est sans doute pour ça que j’ai eu envie de le faire.
Au début du tournage, saviez-vous de façon précise ce que vous vouliez filmer ?
Non, absolument pas. Je ne fais pas mes films à partir d’un « vouloir dire » préexistant, d’un discours « sur ». Quand le tournage commence, je considère en général que moins j’en sais, mieux je me porte ! Si je devais suivre un programme je m’ennuierais ferme, et j’aurais peur de passer à côté de l’essentiel. L’idée initiale était de plonger le spectateur au cœur de cette ruche qu’est Radio-France, où la diversité des antennes offre un incroyable éventail d’émissions, de styles, de tons, de voix, d’accents et de visages, sans avoir à me soucier d’un quelconque équilibre entre les antennes ni me laisser enfermer dans une logique de « représentativité ». Ce serait donc un parcours libre, affranchi de toutes préoccupations institutionnelles. Mais ce principe une fois posé, tout restait à faire ! Quand j’ai commencé à tourner, j’avais en tête certaines émissions, certaines voix, mais c’est à peu près tout. Je n’avais pas la moindre idée de la façon dont le film serait construit. C’est une constante chez moi. Le chemin se fait en marchant, au gré des rencontres, des circonstances, des hasards parfois. J’ai besoin d’avoir un point de départ, de poser un cadre, quelques règles, et à partir de là j’improvise.
Combien de temps êtes-vous resté sur place, et combien étiez-vous ?
La plupart du temps nous étions quatre, mais il m’est arrivé d’aller tourner seul, ou à deux. Le tournage s’est étalé sur six mois, de janvier à juillet 2011, puis j’ai commencé à monter, et pendant le montage il m’est arrivé plusieurs fois de revenir tourner des séquences complémentaires, comme quoi le montage peut rebattre les cartes et faire surgir de nouvelles pistes.
Radio France produit et diffuse chaque semaine un volume considérable d’émissions. Selon quels critères décidiez-vous de filmer une émission plutôt qu’une autre ?
Chacun de nous a « sa » radio, ses émissions favorites, ses animateurs ou animatrices fétiches, ses rendez-vous quotidiens ou hebdomadaires avec les ondes. C’est aussi le cas pour moi, mais ce n’est pas ce qui a déterminé la colonne vertébrale du film. Je voulais de la diversité, de l’hétérogène, je l’ai dit, mais il ne fallait pas tomber pour autant dans l’hétéroclite, ni faire un film catalogue, sans fil rouge. Alors comment ai-je procédé ? C’est difficile à dire parce que je devais prendre en compte un grand nombre de facteurs : la nature même des émissions, leur dramaturgie, leur contenu au jour dit… Or, j’ai vite compris qu’une émission de qualité ne faisait pas forcément une bonne séquence ! Et que l’intérêt qu’il y avait à filmer telle émission n’était pas proportionnel à l’importance de son contenu ou de son sujet. Pire ! Les contenus en tant que tels pouvaient constituer un piège : plus ils étaient « forts » plus ils pouvaient desservir le film, dans la mesure où ils risquaient d’éclipser ce qui m’intéressait en premier lieu, à savoir la grammaire, la mécanique de la radio. J’ai donc privilégié des critères en apparence plus futiles, mais plus cinématographiques: les visages, les regards, les intonations, la fluidité ou les accrocs d’une parole, le timbre et la sensualité d’une voix, le corps qui la porte, l’accent d’un invité, la gestuelle d’un animateur, l’atmosphère d’un studio… En somme, j’ai plus souvent misé sur la « présence » des uns et des autres que sur ce qu’ils disaient. Enfin, il fallait essayer de garder une vue d’ensemble, et ne pas filmer les émissions pour elles-mêmes, mais plutôt les appréhender comme du matériau brut à partir duquel à mon tour, je construirais un récit. C’est là qu’intervient la part de fiction inhérente à toute écriture documentaire.
Hormis le pré-générique, les tranches d’informations sont assez peu développées…
Et pourtant, j’ai tourné au cours d’une période particulièrement mouvementée, riche d’évènements de portée « planétaire » : les révolutions arabes, la catastrophe de Fukushima… Ces évènements sont évoqués dans le film, mais je n’ai pas voulu leur donner trop de place. Ce n’était pas le sujet. Sans compter que l’actualité est périssable. Pour ne pas trop « dater » le film, garder une dimension intemporelle, il ne fallait pas coller au factuel de trop près.
Quelles difficultés avez-vous rencontrées au cours du tournage ?
C’est un film qui a demandé à chacun beaucoup de souplesse et de réactivité. Devant la masse considérable d’émissions produites et diffusées chaque jour sur l’ensemble des stations de Radio France, il fallait être perpétuellement sur le qui-vive. Dans certains cas j’arrivais à me procurer à l’avance le thème d’une émission, les noms des invités, et je pouvais anticiper, organiser les choses en amont. Mais il m’est souvent arrivé de devoir mobiliser l’équipe au tout dernier moment, comme chaque fois que l’actualité m’a poussé à vouloir filmer une matinale. L’équipe était prévenue à huit ou neuf heures du soir, et convoquée le lendemain matin à cinq heures.
À côté de ces problèmes de logistique, les principales difficultés auxquelles j’ai été confronté sont liées à mon propre appétit, au désir de filmer, que je devais à tout prix contenir. Au cours de mes tournages précédents, j’ai eu plus d’une fois l’occasion de constater qu’il est plus difficile de ne pas filmer que de filmer. Surtout aujourd’hui, avec le numérique. Et là, au milieu de cette fourmillière, ça m’a semblé plus vrai que jamais ! J’étais donc partagé entre le désir de filmer encore et encore, de façon à nourrir cette diversité indispensable au projet, tout en sachant que c’était un puits sans fond. D’où la nécessité d’y résister, de ramener sans cesse la question de l’écriture. Autre difficulté enfin : comment faire pour ne pas entraver le travail des autres, ne pas troubler l’équilibre parfois fragile d’un enregistrement ? Prenez « Eclectik », l’émission de Rebecca Manzoni, dont j’ai plusieurs fois filmé la fin, ce moment si particulier où Rebecca, à l’issue d’une heure d’entretien, quitte la pièce et laisse son invité seul devant le micro en lui demandant d’improviser. Il ne fallait pas que notre présence dénature ou rende impossible cette « minute de solitude », alors nous nous sommes débrouillés pour filmer sans être présents physiquement. C’était un moindre mal. Un peu étrange aussi.
Il y a beaucoup de personnages, de situations, on passe d’un univers à un autre avec beaucoup de fluidité. Comment avez-vous abordé le montage ?
En matière de construction, je suis allé au plus simple : le film se déploie sous la forme d’une journée et d’une nuit. Mais c’est une journée un peu virtuelle, qui mêle des séquences tournées en hiver, au printemps, ou en été avec le Tour de France. Au milieu de cette journée, il y a même une brève séquence de nuit, lorsque Annie Ernaux évoque sa colère, seule dans son salon. Cette idée d’une journée m’a aidé à construire le film, elle m’a servi d’échafaudage, mais il n’était pas question de la prendre à la lettre. Au bout d’un moment, je crois qu’on s’en fiche un peu. En revanche, dans la mesure où le film a un aspect très fragmenté, il importait qu’il y ait des « personnages » récurrents, comme Marguerite Gateau qui dirige une fiction ou Marie-Claude Rabot-Pinson, au bocal d’Inter. Je crois qu’on a plaisir à les retrouver, à voir certaines situations rebondir, à suivre l’évolution d’un travail au cours d’une même journée.
Pour moi, le montage s’apparente à une partition musicale : une note en appelle une autre, qui en appelle une troisième, et ainsi de suite. C’est des pleins et des creux, des longues et des brèves, des silences, des associations d’idées, des ruptures de rythme… J’ai aussi beaucoup joué avec le hors-champ : les films doivent garder leurs secrets, et si on veut nourrir l’imaginaire du spectateur il faut laisser une part d’ombre.
La nature même de ce projet vous a-t-elle conduit à travailler la bande son d’une manière particulière ?
On peut dire que le son, la voix et l’écoute constituent le sujet même du film. Pour autant, la bande son est assez simple, presque épurée, du moins sans fioritures. J’y ai porté une très grande attention, en particulier au montage : les enchaînements, les associations, les passages d’une séquence à une autre reposent souvent sur les sons, et leur doivent beaucoup. Mais ce n’est pas propre à ce film. Je suis, à ma manière, un cinéaste du langage. De La voix de son maître (1978), qui montrait le discours patronal, à Nénette (2010), dont la bande son est entièrement off, en passant par Le pays des Sourds (1992), La moindre des choses (1996), Être et avoir (2002) ou même Retour en Normandie (2006), on peut voir la plupart de mes films comme autant de variations sur la parole et le langage. Il n’est donc pas étonnant que la question du son y occupe une place déterminante, puisqu’elle en épouse le sujet.
Ciné Télé Obs - 6 avril 2013
Qu’est-ce que la radio ? Sa grammaire ? Son langage ? Pendant six mois, Nicolas Philibert a posé sa caméra à Radio France. Il en a tiré La Maison de la radio, un documentaire conçu comme une gigantesque bande-son.
Le romancier Jean-Bernard Pouy célèbre les mérites de la patate. Jean-Claude Carrière téléporte l’auditeur au XVIIIe siècle, la nuit. Des millions de sardines crèvent dans un port de Californie. Des perceuses suspendent les enregistrements. Laetitia Bernard, journaliste et aveugle, prépare son flash en braille… Nicolas Philibert (La Ville Louvre, Être et avoir, Le Pays des sourds, Nénette) filme, sans commentaire, une journée virtuelle à Radio France. Et, comme toujours, programme le hasard, fait confiance à la participation des autres (animateurs, standardistes, invités), vante les vertus du collectif.
La Maison de la radio est un film qui s’écoute autant qu’il se regarde. Un émouvant, chaleureux et très burlesque ovni. Une oeuvre de poète revu par un DJ.
TéléObs. – On ne vous savait pas amateur de radio…
Nicolas Philibert. – Mes parents, qui n’avaient pas la télé, “prenaient” les journaux, les jeux, les feuilletons. Depuis, j’écoute la radio tous les jours et, la nuit, je tourne souvent le bouton au hasard pour tomber sur telle ou telle station dont j’ignore le nom. On voyage. On entend des langues étrangères. On essaie de deviner de quoi il s’agit : coréen, finlandais ? L’idée de m’immerger à Radio France a mûri. J’ai rencontré David Kessler (l’ancien directeur général délégué), puis Jean-Luc Hees, l’actuel président. Il connaissait mon travail. J’ai commencé à bafouiller mais deux minutes plus tard, il me donnait l’autorisation en m’intimant : “Allez, au boulot.”
Vous évoquez votre amour des langues étrangères, or elles sont très présentes dans le film…
Chanteur galicien, comédien flamand, chef de choeur allemand… J’avais envie d’une effervescence, d’une mosaïque d’accents, d’une multitude de rapports aux sons – slam, rap, récitations – et aux langues. Les antennes de Radio France m’offraient cette amplitude. À force, de bout à bout, j’ai élaboré une sorte de grande et unique phrase musicale. Un danger me guettait : me perdre dans cette fourmilière. Il y a 60 studios ouverts. Entre 130 et 150 invités quotidiens viennent s’y exprimer. D’où la nécessité de se freiner.
Justement, comment se résigne-t-on à… ne pas tourner ?
On se répète en permanence : “Ce type est formidable ? N’y va surtout pas, tu vas encore faire des malheureux”. Certaines personnes sont, semble-t-il, un peu froissées de ne pas se retrouver dans le montage définitif. Elles ne présentent pas moins d’intérêt que les autres. Le film, qui fabrique ses anticorps, les a juste rejetées. Idem pour les contenus trop forts ou trop datés.
Toute votre oeuvre ne traite-t-elle pas, au fond, d’une problématique identique : comment créer du “collectif” ?
Ou de la communauté. Comme à la clinique psychiatrique de La Borde où, dans La Moindre des choses (1997), patients et soignants montaient une pièce de théâtre. Ce concept de communauté existe aussi à la Maison de la radio même si beaucoup se jalousent, se disputent les intervenants et se tirent dans les pattes.
Poètes, artisans, Géo Trouvetout… Il y a de tout…
On n’entend plus ces empêcheurs de tourner en rond que sur Radio France, ou sur France 2 chez Philippe Lefait (“Les Mots de minuit”). Mais on pressent tout de même que le formatage progresse. Et que la création radiophonique se raréfie.
Le film dit, malgré tout, le goût du travail bien fait…
Certains enregistrent dans l’urgence, d’autres, à l’image de Marguerite Gâteau qui fait répéter Eric Caravaca pour une fiction, prennent le temps. Comme au cinéma, Marguerite Gâteau demande une deuxième prise, une troisième, etc… Puis, comme sur une table de montage, elle reconstituera la phrase en choisissant un mot dans la troisième prise, un autre dans la cinquième. Le film témoigne d’une foultitude de pratiques secrètement reliées par une exigence, une certaine idée du service public.
Beaucoup de choses se jouent sur le langage corporel (gestuelle, mimiques), à l’exemple de la scène entre la romancière Bénédicte Heim et Alain Veinstein, ou celle d’Alain Bédouet…
J’ai construit la séquence Alain Veinstein / Bénédicte Heim sur le rien. Des regards. Point. La maison de la radio est un film sur l’échange et j’ai le sentiment que cette saynète l’incarne. Veinstein, vieux routier à la Keith Richards, effarouche Bénédicte Heim, frêle jeune fille tombée du nid, d’autant qu’il semble ne jamais se résoudre à lui donner la parole. Pourtant, ils trouvent une complicité que révèle le montage en champ contre-champ. La scène avec Alain Bédouet flirte avec le surréalisme. Bédouet, bouffeur de micro, s’agite, fait des moulinets avec les bras, pose une question. Dans sa question se cache une digression, dans sa digression autre autre digression, et ainsi de suite.
Avez-vous sciemment privilégié le burlesque ?
Non, mais j’ai volontairement poussé au montage certaines situations. Les personnages que je filme sont, eux-mêmes, burlesques. À l’image de Marguerite Gâteau qui vit les difficultés des acteurs dans le studio en roulant les yeux. Ou de Marie-Claude Rabot-Pinçon, tour de contrôle des infos, qui, telle une monteuse, répartit les tâches et les reportages dans les journaux. Elle a parfois un rire défensif en apprenant de mauvaises nouvelles – “On a trouvé un cinquième cadavre dans la Deûle.” Jouent-elles ? Je ne demande jamais aux gens de se comporter comme des acteurs. Maintenant, ils se savent filmés. Je ne veux surtout pas qu’on oublie ma présence. Je préfère qu’on l’accepte. Je ne prononce jamais la phrase : “Faites comme si je n’étais pas là.” J’aurais plutôt tendance à dire : “Faites comme si j’étais là.”
Pour La Ville Louvre (1990) vous n’aviez qu’une journée de tournage, vous êtes pourtant revenu trois semaines de rang…
Sans autorisation, alors que tout le monde croyait que je les avais. Ce geste a décidé de tout mon travail. Entretemps, j’avais découvert la gueule et les entrailles du Louvre, repéré la petite porte par laquelle passaient les ouvriers des différents corps de métier. Seul Dominique Païni, Monsieur Audiovisuel du Louvre de l’époque et mon ange gardien, était dans la confidence. Je lui glissais : “Une dame de l’administration nous a repérés.” Il rétorquait : “Planquez-vous.”
Il y a sans doute 100 000 pistes envisageables au montage ?
Mais il n’y a qu’un film, celui que j’élabore dans un face à face avec moi-même et avec les images. J’ai échafaudé mes six derniers montages sans monteur. J’ai besoin de cette traversée solitaire.
Ici, les sons guident le passage d’une séquence à l’autre…
Eux seuls, et non les thèmes. En 1978, dans La Voix de son maître, j’ai filmé 12 grands patrons : quarante heures de rushes. J’ai retranscrit leurs interviews et bâti une sorte de continuité logique. Sauf que la parole ne se borne pas au sens des mots, elle s’affirme aussi dans le timbre, les lapsus, que sais-je ? Je n’ai pas oublié la leçon.
Vous, qui réfutez le terme de documentariste, faites-vous de la fiction ?
Dans L’espèce fabulatrice, très joli petit livre, Nancy Huston explique qu’un récit, quel qu’il soit, se situe toujours du côté de la fiction. Alors oui, à ma façon.
Le Monde - 3 avril 2013
Fruit d’un séjour de six mois à la Maison de la radio, un ovni poétique qui montre la cinégénie des ondes.
Un régal. On ne voit pas comment qualifier autrement le nouveau film de Nicolas Philibert. Ou alors, ceci, pour l’impression : fascinant, drôle, insolite, racé, élégant. Ou encore ceci, pour la sensation : délié, accoustique, aérien, pneumatique, fluide, ondoyant. Un film sur coussin hydraulique, qui aurait le chic, l’amorti, le confort, la rondeur élancée d’une antique DS
Un film auriculaire, dont la bande-son, travaillée aux petits oignons, serait le tapis magique de l’envol du spectateur vers les sphères éthérées. Un film circulaire, traversant une tranche de temps d’un matin à un autre matin, au sein d’un bâtiment lui-même parfaitement arrondi.
Les parisiens, sinon écoutent les émissions qui en émanent, du moins le situent : un cercle blanc de 500 mètres de circonférence, construit en 1963 avenue du Président Kennedy, dominant la Seine à hauteur du pont de Grenelle. Initialement dévolu à la Radio-Télévision française, il est le siège depuis 1975 du bouquet de stations (France Inter, France Culture, France Musique, FIP…) qui composent le service public de Radio France.
Amateur de microcosmes (le musée de La Ville Louvre, l’asile de La Moindre des choses, l’école d’ Être et avoir…), Nicolas Philibert, curieux ludion, s’y est enfermé six mois. Quant au film qu’il en tire, il n’est pas inutile d’attirer d’emblée l’attention du spectateur sur tout ce qu’il n’est pas, qu’on aurait attendu qu’il soit. Un film sur le fonctionnement de l’institution. Un film sur le métier de journaliste. Un film sur les médias. Un film sur le rapport au pouvoir d’un organisme public.
Alors quoi ? Simplement, un film sur la radio, média dont on oublie à force d’habitude à quel point il ne va pas de soi. Des gens qui nous parlent quotidiennement, auxquels on s’attache aussi fortement qu’à l’arôme du café le matin, et qu’au bout du compte on ne voit jamais. Un monde privé d’images qui nous fait aveugles consentants dans une époque où l’image est reine.
Un univers réduit aux sons, déclinés sous ses formes les plus diverses : voix, chant, bruit, musique, ambiance. Ce qui suppose discours, paroles, informations, débats, lectures, concerts, cris, rires, jingles, créations, orchestres, bruiteurs, artistes.
En un mot, le monde tel qu’il s’écoute. Un monde incomplet, infirme, qui se reconstitue pourtant par la grâce de l’imagination, sans que jamais soit levée sa part de mystère. Pour qui connaît le cinéma de Philibert, il est évident que c’est ce mystère, cette part du monde soustraite à la maîtrise et au contrôle, qui lui a donné envie de faire le film. Mais quelle gageure, justement, pour un cinéaste !
Comment évoquer en images ce qui tire sa magie, sa puissance, son aura de l’absence d’images ? La réponse de Philibert est d’une grande intelligence. C’est en travaillant systématiquement le hors-champ de ses plans qu’il amène le spectateur à prêter une attention constante à la bande sonore, mieux, à se laisser envoûter par elle. Empruntée aux enregistrements des nombreuses émissions que traverse le cinéaste, elle prend la forme d’un collage de haute volée, d’un art à la fois fantasque et souverain, musical, d’assembler les fragments.
Progressant par tranches horaires, sautant d’une station à l’autre et d’un programme à l’autre, enchaînant du « Jeu des 1000 euros » à un atelier de création sonore, d’un chasseur d’orages anonyme à un reporter motorisé sur le Tour de France, échographiant en Cousteau des profondeurs le vaste spectre de Radio France, le film fait aussi revenir à l’écran certains protagonistes auxquels le spectateur finit par s’attacher.
Telle dame des dépêches filtrant l’actualité des faits divers avec un bon sens roboratif et une drôlerie contagieuse, ou telle autre, déesse jalouse de la probité sonore derrière la vitre du studio, à l’affût du moindre parasite et à l’attelage du phrasé des acteurs lisant une fiction radiophonique.
L’hommage que rend, comme en passant, le film à cette passion collective de l’excellence, à cette rigueur mise dans la recherche d’un ton juste, d’une rencontre élective ou d’un son inédit, met un peu de baume, avouons-le, sur une profession journalistique passablement démonétisée. Rien de ce qui précède, qui contribue au formidable intérêt de ce film, n’en dit pourtant l’essentiel.
Comme dans quasiment tous les films de Philibert, il tient dans cette impression de pénétrer dans un lieu dont les règles ne s’alignent pas sur celles qui régissent le monde. Un endroit marginal, à part, certainement utopique, qui résiste farouchement à ce qui défait partout ailleurs la société. C’est, ici, l’idée de la noblesse du service public.
Il y a plus. Le tiède confinement, la suave harmonie, la caresse sonore, font de cette maison de la radio telle que sublimée par Philibert un espace où on a envie de se lover, où l’on se sent absolument choyé, une sorte de bon sein maternel qui retient, parmi les nourritures de l’esprit, les plus propices au bien-être de ses auditeurs. Cette idéalisation de la réalité sera, comme d’ordinaire, le bêton que prendront ses contradicteurs pour battre le cinéaste.
On se souvient, après l’imense succès d’Être et avoir, de la cruelle satisfaction de certains commentateurs en voyant le personnage du professeur, transformé en saint laïque par le film, apparaître en Père Fouettard à l’heure des bénéfices.
Il faudra pourtant s’y faire : l’engagement cinématographique de Nicolas Philibert ne se met pas au service des causes, grandes ou petites. Il milite en faveur de l’impondérable, de l’intelligence et de la grâce. C’est une démarche qui n’est sans doute pas moins politique en l’état actuel du documentaire, et qui pousse les spectateurs à l’étonnement, à la joie et à la fierté de le suivre sur ce terrain.
Ici, rien n’est jamais sûr, mais après trente-cinq ans d’une telle discipline au Japon, un tel homme aurait été depuis belle lurette décrété « Trésor vivant ».
Marianne - 30 mars 2013
Durant six mois, Nicolas Philibert a promené sa caméra dans les studios de Radio France. Une plongée intimiste, tendre et souvent surprenante dans ces lieux mythiques pour des millions d’auditeurs.
Qu’il plonge dans le monde de l’enfance (Être et avoir) ou qu’il explore celui du silence (Le Pays des sourds), qu’il révèle les secrets d’un grand musée (La Ville Louvre) ou la solitude d’une vieille dame orang-outan (Nénette), Nicolas Philibert réussit toujours a nous faire pénétrer des univers sans effraction, à nous faire croire qu’il n’est pas là, ni lui ni sa caméra. Optant comme à son habitude pour une immersion – de six mois, cette fois -, il a opéré un tour de cadran virtuel, vingt-quatre heures dans une immense maison aux mille bureaux, une maison ronde qui ne dort jamais tout à fait, la Maison de la radio.
On en parle souvent comme d’une ruche, d’une fourmilière, comparaisons évoquant une multitude industrieuse. C’est de cela qu’il s’agit dans ce pari paradoxal superbement gagné, “montrer” la radio, dont la force est liée, dit Philibert, à l’absence d’images, “à l’invisibilité de ceux et celles qui s’y expriment, comme à l’invisibilité des innombrables lieux où elle nous entraîne”. Voici donc, sans hiérarchie, sans préséance, dans leurs petites cellules ou dans leurs grands studios, des voix au travail. Lichettes de la tranche vedette du matin (Patrick Cohen, Bernard Guetta), ou artisans affutés saisis dans leur quotidien. Invités stars (Umberto Eco, Jean-Claude Carrière) ou très vieux jeu populaire, “Le jeu des 1000 F” devenu “Le jeu des 1000 €”. Interview nocturne sur France Culture ressemblant à un pastiche, où l’herbe a le temps de pousser entre chaque mot, Chœur de Radio France désemparé devant une partition férocement contemporaine, et Frédéric Lodéon, hilare, carrément enseveli sous ses murailles de CD. Parfois, et c’est très drôle, tout le monde s’arrête comme pour “un, deux, trois, soleil”. Des coups de marteau intempestifs – les travaux ne finissent jamais – rendent tout enregistrement impossible. Et soudain, la primauté de la voix sur l’image prend un tour poignant : une très jolie jeune femme tape très vite sur un clavier le texte qu’elle s’apprête à dire à l’antenne. Un détail, le clavier est en braille, elle est aveugle…
On est conquis, entraînés dans cette formidable plongée au cœur de ce “lieu-monde” comme l’appelle Philibert. Mais n’est-elle pas surtout grisante pour nous, qui nous sentons par voix interposées ses familiers, pour ne pas dire ses intimes, ne risque-t-elle pas de perdre de son acuité dès lors qu’on tenterait de l’exporter ? Eh bien non. Le film a été présenté avec un grand succès au Festival de Berlin, il a déjà été acheté par de nombreux pays, et la lecture de la presse professionnelle américaine est à cet égard édifiante. Même si l’édifice de Henry Bernard fait l’unanimité contre lui, on parle d’un “bâtiment massivement affreux”, “en forme de donut”, le Hollywood Reporter voit dans le documentaire “une exploration enchanteresse dans les coulisses de l’une des premières institutions culturelles de la Gaule” et le Screen Daily avance que “les pays étrangers peuvent se montrer sensibles à cette vibration positive”. Il n’y a pas que la vibration qui soit positive, il y a le regard de Nicolas Philibert, l’homme qui sait donner à voir.
Les Inrockuptibles - 3 avril 2013
Dix ans après Être et avoir, Nicolas Philibert capte dans son nouveau documentaire les bonnes ondes de la Maison de la radio. En écoutant autant qu’en regardant.
Mine de rien, Nicolas Philibert s’impose film après film comme un de nos grands cinéastes, un auteur de documentaires majeur, de la trempe d’un Frederick Wiseman ou d’un Raymond Depardon. On est toujours heureux de retrouver l’acuité de son regard sans jugement, sa science intuitive du montage, la dimension romanesque et parfois comique de ses films prélevés au départ dans le réel.
À l’heure où sort son dernier travail, La Maison de la radio, on se souvient qu’il était arrivé il y a quelques années une chose peu banale à cet homme discret : son Être et avoir (2002) avait totalisé 1 800000 entrées, score de blockbuster rompant la tranquillité d’un parcours de cinéma de plus de vingt ans jusque-là exigeant et paisible. Comment accueille-t-on un tel événement quand on est habitué à un étiage commercial et médiatique plus modeste ?
Le réalisateur de La Ville Louvre analyse avec son habituelle voix douce et une sereine réflexion le rapport entre succès et démarche artistique : « On ne maîtrise pas le succès. Être et avoir m’est arrivé alors que j’avais déjà 50 ans. J’ai débuté dans le cinéma avec René Allio, un cinéaste qui est reparti à zéro à chacun de ses films, qui n’a jamais capitalisé. Auprès de lui, j’ai appris qu’il faut toujours arracher la liberté artistique. Je n’ai jamais considéré que les choses nous étaient dues. Il faut travailler sur ses films, se battre pour qu’ils soient au plus près de nous, de nos désirs. Si le succès arrive, tant mieux, ça fait évidemment plaisir, mais l’important, c’est de suivre son chemin. »
Philibert n’est évidemment pas insensible aux réactions des spectateurs et des critiques mais il les accueille comme un échange, voire un apprentissage, et non comme un laurier ou une sanction. Les réserves émises l’intéressent autant que les éloges, du moment que ça questionne et fait avancer son travail. Après Être et avoir, il avait signé l’un de ses plus beaux films, Retour en Normandie, dans lequel il retrouvait les protagonistes du film Moi, Pierre Rivière… de son mentor René Allio, sur lequel il avait lui-même œuvré comme assistant. Aussi réussi et passionnant fut-il, Retour en Normandie connut un échec commercial aussi brutal et injuste que le succès d’ Être et avoir fut disproportionné.
De quoi rendre Philibert philosophe. Retour en Normandie ne pouvait pas marcher. Un cinéaste qui revient sur les traces d’un autre film, peu connu, sur un fait divers de 1835 sur lequel avait écrit Foucault… Tout cela est trop compliqué, trop lointain, trop dissuasif pour le public. Le petit nombre de gens qui y sont allés ont beaucoup aimé, mais l’échec de Retour en Normandie était trop, comme le succès d’Être et avoir. Au bout d’un moment, on ne sait plus pourquoi les gens vont voir un film. Ils y vont parce que ça marche. Le succès génère du succès par un effet boule de neige. Mais je ne veux pas cracher dessus non plus, ce succès a permis de faire un film plus fragile, plus personnel. Je suis heureux et fier d’avoir fait Retour en Normandie, je ne regrette pas une seconde. »
Après ce film, qui était aussi un hommage à ceux qui l’ont aidé à se construire comme cinéaste, Nicolas Philibert a enchaîné avec « Nénette » (2009), sur une vieille guenon orang-outan du Jardin des Plantes, un film plus mineur, plus libre et spontané, décidé comme on commet un crime sans préméditation. Une respiration, une pause dans le déroulé supposément linéaire et progressif d’une « carrière », un peu comme quand Springsteen sort l’austère et dépouillé « Nebraska » après le succès massif de « The River », ou quand Houellebecq publie de la poésie entre deux best-sellers. Sauf que Philibert ne sortait pas d’un succès et que depuis l’aveuglante lumière d’« Être et avoir », sa route semblait être retournée dans l’ombre de la confidentialité.
« La Maison de la radio » le ramènera sans doute vers le premier plan de l’actu cinéma, ce qui pourrait sembler paradoxal avec un film sur la radio, sujet supposé infilmable. « C’est la dimension sonore, sans image, qui m’a justement donné envie de faire ce film. Ça paraissait absurde. Et puis j’ai réfléchi et je me suis dit qu’il y avait peut-être justement là un enjeu de cinéma. Comment faire un film sur la radio sans détruire le mystère de la radio, sans trop montrer ? »
Comme à son habitude, Philibert est parti dans cette aventure avec peu de biscuits : un projet d’une douzaine de pages, quelques certitudes sur ce qu’il ne voulait pas (filmer les patrons, les comptables, faire un docu didactique…). Avec sa très légère équipe, il s’est immergé pendant des semaines dans la Maison ronde, filmant à tire-larigot émissions variées, présentateurs, invités, journalistes, réalisateurs, salles de rédaction, couloirs, accumulant plus de cent heures de rushes.
Ensuite, l’essentiel de la construction du film s’est opérée au montage. « J’ai été guidé par la musicalité des voix, les timbres, les accents, les pleins, les déliés… Le montage de ce film n’est pas une opération intellectuelle mais quelque chose de l’ordre du sensible. D’une certaine façon je suis plus sensible aux sons qu’aux images. »
Dans le film, il n’y a pas de commentaire, de voix off, de sous-titres expliquant qui parle ou quelle émission on regarde. Certains spectateurs en seront peut-être frustrés mais cette absence délibérée de fléchage est l’une des différences essentielles entre le travail d’un Philibert et l’ordinaire du documentaire télévisuel. « J’essaie de faire du cinéma. Le documentaire est toujours victime d’un malentendu : sous prétexte qu’on voit de vraies personnes, ce ne serait pas du cinéma, mais de l’info. Certains documentaires explicatifs sont passionnants, je ne les rejette pas, mais je recherche autre chose. Trop souvent, les docus sont regardés à l’aune de la fidélité à un réel supposé. Il faudrait que le documentaire soit représentatif, conforme aux statistiques. Je passe mon temps à dire que mes films sont infidèles, et ce n’est même pas la question. Ça veut dire quoi être fidèle au réel ? Mes films sont singuliers, ce sont mes choix, point. »
Très sensoriel et musical, « La Maison de la radio » n’en pose pas moins un vrai regard sur le métier de la radio et ses coulisses, malgré l’absence de mode d’emploi. Philibert n’a pas non plus choisi le service public par hasard, mais par goût personnel autant que par geste politique implicite. Filmer le service public, c’est filmer une idée du cinéma et de la société dans laquelle l’exigence du travail bien fait et du respect de l’autre comptent plus que la rentabilité. L’homme du « Pays des sourds » (1992) lâche cette belle phrase : « C’est un film grâce à la radio plutôt que sur la radio. »
Auparavant très présent dans les différentes organisations telles que le SRF (Société des Réalisateurs de Films) ou l’ACID (Association du Cinéma Indépendant pour sa diffusion), Nicola Philibert a mis un frein à cet activisme pour laisser la place à d’autres, ce qui ne l’empêche pas d’intervenir ponctuellement, pour défendre les dirigeants d’une salle Art-et-essai (le Méliès de Montreuil) ou le cinéaste syrien Orwa Nyrabia emprisonné par le régime d’Assad. « Parmi les soutiens, on a obtenu la participation de De Niro. Deux jours après, les geôliers ont débarqué dans la cellule d’Orwa et lui ont dit : Comment tu connais De Niro ? C’est une blague ou quoi ? Mon ami était partagé entre la peur et le rire. Le lendemain, ils l’ont libéré. Aujourd’hui, il vit en Egypte où il termine un film sur la révolution et les femmes. »
Nicolas Philibert continue à être aussi spectateur, même s’il avoue aller moins souvent au cinéma. Le dernier film qu’il a vu est « Camille Claudel 1915 » de Bruno Dumont, dont il a aimé les paysages, « le beau rapport entre les arbres noueux, le minéral, et des personnages aux visages tordus par la vie ». À un moment de notre conversation, Philibert a perdu le fil d’une idée, essayé à toutes forces de s’en rappeler sans bien sûr y parvenir. « Si ça me revient, je te rappelle. » Il n’a pas rappelé. Lapsus, oubli, béance, ellipse, silence, peu importe, cela va bien avec son éthique de cinéaste.
Télérama - 3 avril 2013
Un documentariste à Radio France. Pas un reporter. Ça fait une différence. Cette visite du navire de la radio publique française n’est pas guidée par les interrogations qui vont de soi (qui fait quoi, qui tient le gouvernail…), mais par une curiosité toute personnelle, étonnante. Déroutante, même, car on guettera souvent en vain les coulisses de nos émissions préférées. Nicolas Philibert ne se préoccupe pas de la grille des programmes, il la franchit. Il entre dans les studios d’enregistrement en auditeur libre. Pour croquer avec sa caméra des visages, des attitudes, des moments auxquels nous n’aurions pas forcément prêté attention. Par exemple, les expressions muettes d’une jeune femme écrivain que reçoit Alain Veinstein. Il la présente et elle, suspendue à ses mots à lui, ne sait pas quand elle va devoir se lancer. Elle hésite, elle est au bord de la parole. Un magnifique fragment de cette réalité finalement assez étrange que Philibert explore : une réalité modifiée par la présence d’un micro. Fait pour porter la voix (des séquences musicales libèrent joliment cette énergie là), mais qui oblige parfois aussi à se taire, pour ne pas brouiller les ondes avec un brouhaha, ou pour qu’aucun bruit parasite ne se balade.
Plutôt qu’une profession, on voit ici des déformations professionnelles : comment le métier de la radio est passé dans le corps de ceux qui le font. Dans leur oreille, et dans leur présence même. En allant voir ceux qui parlent dans le poste, Philibert a rencontré des gens qui continuent à être un peu cachés, derrière leurs micros. On sent qu’il a aimé ce mélange de pudeur et d’expressivité qui fait un monde à part. Et un beau film.
The New York Times - 29 mars 2013
La Maison de la radio de Nicolas Philibert est le dernier film que j’ai vu – c’était lundi dernier, lors d’une avant-première à la Cinémathèque. C’est un film qui fait du bien, ce qui n’impl ique pas automatiquement qu’il soit du côté du bien. Mais le film prend son temps, et fixe quelques idées fortes sur le cinéma, sur comment s’installer dans un lieu fermé, ici la Maison de la radio, et en tirer avantage. Ce qui n’est déjà pas si mal. Mais le film vaut beaucoup plus, par sa capacité à filmer des gens au travail. Sans hystérie, et avec beaucoup d’empathie.
Pourquoi filmer la Maison de la radio ? Bonne question. Parce que c’est un bâtiment rond, où les gens qui y circulent et y travaillent tournent en rond, c’est-à-dire sont à peu près sûrs de s’y croiser, donc de faire un bout de chemin ensemble. En arpentant les couloirs, vous risquez fort de tomber sur des collègues qui font le même métier que vous. Mais ce n’est qu’une apparence, car il y a mille et une manières de travailler le son et la voix dans cette Maison de la radio. Le métier de base consiste à prendre des sons, à les inventer, à les enregistrer, à les traiter, à les monter ou à les manipuler. Chacun s’affaire à la tâche, et la force tranquille du film consiste à faire le lien, à montrer ce fil invisible mais tenace qui fait lien entre les centaines de personnes qui travaillent dans cette Maison.
Il y a le dedans, et il y a le dehors. Dedans, on traite tout ce qui vient du dehors. L’actualité, les news, les infos géné. Et comment tout ce matériel se transforme, se hiérarchise, se répète, s’articule devant un micro, devient en quelque sorte notre actualité, avant de se transformer en mémoire.
C’est une des choses simples que montre le film de Nicolas Philibert, à savoir que tout le monde n’est pas journaliste ou chroniqueur à Radio France, mais qu’il y a aussi toute sorte de gens qui travaillent le son, la voix, et qui y vont de leur corps. Le son et la voix impliquent nécessairement un engagement physique. La maison de la radio le montre avec beaucoup de finesse et pas mal d’effets comiques. Ça chante, ça joue de la musique, ça joue avec le silence – il y a du Jacques Tati dans ce film, dans cette manière d’observer telle ou telle personne occupée à son travail, saisie par la caméra silencieuse et scrupuleuse de Nicolas Philibert.
Le film et son dispositif reposent sur un principe élémentaire mais sacrément efficace : installer une (petite) caméra dans les couloirs et les studios de la Maison de la radio, revient tout bonnement à ajouter de l’Image à du Son. Qu’il y ait du son dans cette maison, nul n’est censé l’ignorer. L’image en plus bouscule la logique interne de ce monde peuplé d’étranges créatures. Des gens qui d’ordinaire travaillent entre eux, en n’étant reliés que par du son ou de la voix, se découvrent portraiturés (avec leur accord) par la caméra de Nicolas Philibert. Certains, à force de revenir à l’image dans le film, au gré du montage, deviennent même des personnages que l’on a plaisir à retrouver, toujours occupés à une même tache, obsessionnellement rivés à leur ordinateur ou devant leur micro. Vue par Philibert, cette Maison de la radio se transforme en une sorte de gigantesque zoo où des êtres s’occupent à capter la rumeur du monde, chacun selon sa manière ou son obsession. Lui a en tête d’installer sa prise de son au milieu d’une forêt, en espérant enregistrer le bruit des oiseaux. L’autre est sur une grosse moto pour suivre le Tour de France, et l’autre encore s’amuse à créer de drôles de dispositifs sonores dans le but d’émettre des bruits totalement inédits. Et lui, qui refuse de dire son métier, dont l’unique passion est d’enregistrer les orages… S’il y a une idée qui se dégage du film, c’est bien que La Maison de la radio est un lieu expérimental où chacun s’occupe ou s’amuse à fabriquer du son.
Nicolas Philibert a eu raison d’éviter, je crois, de s’intéresser de trop près à tout ce qui relève du médiatique, par exemple les journalistes du matin avec leurs invités politiques, car tout cela se démode vite et aurait enfermé le film dans une actualité somme toute éphémère. On assiste à une conférence de rédaction, on voit Patrick Cohen, dès l’aube, dans son studio en train de préparer sa tranche matinale, on voit quelques invités répondre à des questions devant le micro, dans telle ou telle émission. Mais ce que l’on voit de plus important, c’est que cette maison ronde bruisse et accompagne la journée de sons et de bruits très divers, de voix et de musiques qui arrivent via les ondes jusque chez nous. Le film dévoile un peu ce qu’est l’envers du décor, cette fabrication de la radio, qui implique entre les uns et les autres une solidarité de métier, une écoute et un réel plaisir au travail. Le film de Nicolas Philibert le montre avec une réelle empathie. Et, de nos jours, l’empathie est une qualité rare.
À voir, à lire - 3 avril 2013
Une oeuvre intensément poétique, invitation vibrante à l’écoute.
Dans La maison de la Radio, Nicolas Philibert filme d’abord un élément invisible – le son. Des petits bruits familiers aux sonorités oniriques des studios, le cinéaste semble collectionner les environnements sonores, un peu à la manière du chasseur d’orages dont il dresse, au milieu du métrage, un portrait bienveillant. Résultat de cette impressionnante « recollection », le film rassemble et accorde entre eux les morceaux épars d’une partition foisonnante dont le thème pourrait être : « le monde ». Le documentaire a quelque chose d’un ample poème auditif, ambitieux par la variété des registres qu’il explore, rhapsodique dans ses effets de composition et de reprise, vibrant toujours sur le fil invisible de l’écoute.
Mais aussi abstraite que la démarche puisse paraître, le nouveau Philibert ne tombe jamais dans les travers du « collage » expérimental : il y a en effet, derrière cette apparente bigarrure, un art savant du récit et du montage. Le film s’organise par exemple autour d’une progression temporelle sensible (du matin au soir) qui permet de se repérer dans ses enchaînements majeurs. Philibert prête également une grande attention à des situations légères, comiques, voire triviales, lorsque sont mentionnées des anecdotes lugubres (« l’homme décédé d’une balle dans le dos », « les sardines mortes par millions au large du Pacifique »). A partir de données parcellaires, le spectateur s’attache ainsi aux « personnages » dont le film est peuplé, attendri par leur histoire commune, sans que la composition fragmentaire du film nuise à sa parfaite cohésion.
Il est vrai que derrière cette succession de portraits cocasses rôde le spectre de la mort, qui se fait entendre par de discrets échos. Dans La maison de la radio, la légèreté des situations côtoie sans cesse le mystère d’un vide creusé par cet élément absent qu’est le son. Un élément spectral, parfois inquiétant, palpable dans des gestes et des regards perplexes (voir celui de Caravaca, ou l’angoisse visible d’une soliste condamnée au silence, un jour de travaux bruyants). Philibert s’attache en fait à restituer la tension que génèrent les voix et les musiques, à décrire la séduction mystérieuse que l’écoute exerce. En cela son film est bien plus qu’une entreprise documentaire ou qu’un film « sur » la radio : c’est une invitation à prendre la mesure de l’écoute et à réentendre.
Slate.fr - 3 avril 2013
Le nouveau film de Nicolas Philibert, La maison de la radio, sort en salles ce mercredi 3 avril, accompagné d’un accueil très favorable, qui n’a cessé de s’amplifier depuis sa présentation au Festival de Berlin devant un public enthousiaste. De telles réactions ne peuvent que me réjouir, moi qui, depuis La Ville Louvre (1990) considère le travail de ce réalisateur comme exemplaire des puissances du cinéma, qu’il met en jeu dans le champ documentaire. Et aussi, pourquoi le cacher ?, moi qui, m’honore d’être devenu l’ami d’un homme dont j’admire le travail et dont je partage les principes qui guident sa pratique artistique et professionnelle comme ses engagements politiques. Et voilà que je ne partage pas l’approbation quasi-générale que semble susciter La maison de la radio.
Essayer d’en écrire ici signifie donc à la fois interroger le film lui-même, sa place dans l’œuvre de son auteur, et mon propre regard sur l’un et l’autre. Toutes interrogations qui font, de fait, partie de l’activité critique, dès lors qu’on se refuse à réduire celle-ci aux rôles médiocres de supplétif publicitaire ou de conseil au consommateur.
Epousant le déroulement d’une journée-type, La maison de la radio, circule dans le grand bâtiment circulaire qui lui donne son nom, accompagnant tour à tour nombre des professionnels qui y exercent leur métier, journaliste, animateur, ingénieur du son, documentaliste, technicien, musiciens, responsable de programme, etc. Ce voyage à l’intérieur d’un monde par l’addition de « moments » laisse apparaître le double projet du film : raconter un phénomène singulier, l’activité radiophonique (singulière, notamment, du fait qu’il s’agit d’une activité « invisible », dont le fonctionnement ne passe pas par la production d’images) et décrire un système, celui que forment les stations du service public de la radio en France (c’ est se colleter avec une autre forme d’invisible, pour donner à percevoir ce qui, au-delà des pratiques quotidiennes, au-delà du plan d’occupation de l’immeuble circulaire de l’Avenue du président Kennedy ou de l’organigramme de Radio France, « fait système », et avec quels effets).
Pour se faire, Philibert recourt à ses outils habituels. Ce sont d’abord une disponibilité aux nuances, une attention aux détails, une sorte d’affection retenue, attentive, pour ceux qu’il filme. C’est la certitude qu’il y a toujours davantage à percevoir que ce qu’on voit d’habitude. C’est aussi une idée du montage qui vise à construire un espace mental plus qu’une recomposition de la disposition géographique des lieux filmés ou la chronologie. Et de fait, nombre des personnes filmées par Philibert sont attachants, nombre des situations sont intéressantes, amusantes, parfois émouvantes.
A toute heure du jour et de la nuit et sur toutes les antennes du service public, les composants sont d’une grande variété – la négociation entre rédacteurs pour le sommaire d’un journal, l’enregistrement d’un morceau par les chœurs de Radio France, la récitation psalmodiée de la météo marine, la formation d’un aspirant présentateur, l’entretien avec un écrivain comme une parenthèse musicale en apesanteur, l’effort pédagogique d’un scientifique cherchant à parler de sa recherche, le ping-pong entre animateurs et invités rivalisant de deuxième degré… Il arrive aussi qu’on sorte de la maison ronde, le temps d’un reportage à moto sur le Tour de France ou d’un enregistrement de « sons seuls » au fond des bois – volonté de montrer que tout ce qu’émet la radio n’est pas produit « at home », ce qu’on sait bien, et qui tend à augmenter le sentiment d’émiettement qui émane de l’ensemble du film au-delà de la qualité de ses composants.
Parce que cette variété, ce foisonnement, ne fait pas sens au-delà du constat de son existence – constat que chacun peut faire en allumant sa radio. Et cette absence de sens dérange. L’intelligence cinématographique de Nicolas Philibert a toujours consisté à filmer ce qui se trouve au-delà des apparences, mais sans aucune logique du dévoilement, de la révélation d’un secret derrière le rideau – il n’y a pas de secret, simplement l’infinie complexité du monde, et la possibilité pour le cinéma quand il fait ce qu’il a à faire, d’en donner à ressentir un peu plus, un peu mieux.
Exemplaire était à cet égard le film de Philibert le plus directement comparable à celui-ci, « La Ville Louvre » et son exploration sensible, intuitive, du monde réel dont le grand musée ouvert aux visiteurs n’est qu’une surface visible – une sorte d’écran, ou de vitre-miroir, transparente et réfléchissante à la fois comme le sera 20 ans plus tard la cage de Nénette au Jardin des plantes.
A ce moment, l’honnêteté oblige à poser la question de l’attente vis-à-vis du film. De La Ville Louvre, qui concerne un sujet qui m’intéresse beaucoup, je n’attendais rien de particulier. Idem du Pays des sourds, de La Moindre des choses, d’Être et avoir, de Nénette, au-delà de leur grande diversité. Je ne voulais rien attendre non plus de La maison de la radio, j’étais d’accord pour accompagner le regard du cinéaste au gré de ses propres choix et intuitions. Mais il semble que cela (me) soit impossible. La relation au dispositif radiophonique, et aussi à ce que Radio France parvient encore à incarner d’un véritable service public, cette relation intime, sensorielle et quotidienne, suscite une demande forte, même informulée, même refoulée. J’entends que d’autres n’ont pas attendu ainsi le film, ou ont trouvé leur attente satisfaite. Tant mieux.
Mais ce que fait la radio, sa manière particulière d’engendrer cette relation incomparable aux voix, aux images, aux corps, aux événements, aux idées par le biais de ce dispositif technique, je ne le sais pas plus après avoir vu ce film. Ce que fait le service public de Radio France, comment malgré des forces contraires jusqu’à la tête de cet organisme, sa collectivité continue pour l’essentiel de faire exister cet esprit de confiance dans l’intelligence des auditeurs qui l’établit de facto en réponse à la médiocrité médiatique ambiante, et en particulier à ce qu’est devenu le service public de télévision, je ne le sais pas plus après avoir vu ce film. Tant pis pour moi.
La Croix / blog Le randonneur - 13 mars 2013
On projetait hier soir mardi en avant-première, au cinéma Le Méliès de Grenoble, le film de Nicolas Philibert (grenoblois de naissance), La maison de la radio. Nicolas souleva, dans sa présentation, le paradoxe de faire un film sur ce monde réputé sans images, puis nous laissa regarder celles qu’il en avait tirées. Le résultat est émouvant, et devrait toucher un large public.
Nous connaissons tous les voix de France Inter, France Culture, France Musique, du Mouv ou de Radio bleue, mais ceux qui n’ont jamais mis les pieds dans la maison ronde ont-ils idée de la fabrique des sons ? Des corps qui portent ces voix, et autour d’eux des studios, des bureaux, des chaînes techniques où s’élabore le miracle quotidien d’une émission familière, à laquelle nous revenons et que nous chérissons, qui nous accompagne comme un rite du matin, de midi ou du soir ? Le premier mérite du film est de nous révéler les partenaires cachés de la voix ou de notre résille légère tissée de musiques et de sons, toute cette matérialité, parfois lourde (voitures, motos, tables d’enregistrement et de montage) sans lesquelles silence radio. Si l’on ne trouvait au film de Philibert que ce bénéfice médiologique, il faudrait déjà y courir. Mais il nous dit bien autre chose, il met en évidence le plaisir de faire, donc d’écouter, la radio ; nous y voyons des hommes et des femmes de chair engagés da, lens le corps-à-corps de leurs voix, et cela donne des moments très touchants, et contrastés : la réserve méditative, voire sournoise d’Alain Veinstein si différente des gesticulations d’Alain Bédouet ; le sourire lumineux de Caroline Broué ; la malice, et l’incroyable patience, de Marguerite Gateau faisant répéter une pièce radiophonique… Oui la radio est aussi un spectacle, et ces voix qu’elle écrème pour les transporter jusqu’à nos appareils vibrent de tout un monde épais, frémissant. Il n’y a pas de voix neutre, pas d’opinion indifférente ni d’émission « désaffectée », tout est ici affaire de passion, de sourire, d’émotion, on s’engage, on se risque entier dans sa parole face à la petite lampe rouge, casque aux oreilles, bouche à bonne distance du micro.
On a, dans le débat qui suivit la projection, remarqué la fréquence des plans serrés ou des gros plans ; notre attachement pour ces voix qui nous visitent régulièrement invite à l’examen rapproché des visages, a répondu Nicolas. Mais cette grammaire de l’intimité correspond aussi à une contrainte architecturale, la maison ronde est une ruche aux alvéoles minuscules, on y rencontre les réalisateurs dans des bureaux croulants de disques ou de papiers, et les studios eux-mêmes ne sont pas bien grands, pour tourner il a fallu se faire petit, se faufiler. L’importance du papier est à noter : bien loin de tuer l’écrit, la radio le multiplie, et on est frappé de découvrir autour de chaque micro la prolifération des écrans, ou de simples blocs-notes sur lesquels les journalistes se changent en gratte-papier jusqu’aux heures avancées de la nuit. Le texte reste le partenaire (caché) de la voix vive, le présent d’un direct s’appuie sur des piles de documents et de représentations différées…
Ce film émouvant montre encore la passion, frappante, des gens de radio, leur jubilation et leur bonne humeur à faire ce métier en effet grisant : comment affronter, et filtrer, le « déballez-moi ça de l’univers » (comme dit bien Aragon de son activité à la tête du quotidien Ce soir), comment extraire la bonne info de l’insignifiant ou du bruit, mettre en valeur le témoignage choc qui accrochera l’auditeur, et comment choisir cela dans l’urgence, loin du confort universitaire ou des délais propres à l’édition ? Le court terme de la presse (au sens physique de la pression) imprime aux images montrées un rythme, parfois excessif quand Philibert, au début et à la fin de son film, superpose les sons dans un palimpseste de babils époumonnés, une cacophonie carnavalesque, une vertigineuse tour de Babel. Il fallait en effet suggérer l’extraordinaire output de la maison ronde en terme de bits ou de décibels, la profusion, la variété proprement inouïe des émissions qui jaillissent à chaque seconde, par ses antennes, du travail des quelque deux-mille opérateurs qui en permanence s’y affairent. Mais le film retient aussi des moments de lenteur, la patience ou les ruses qu’il faut pour capter au fond des bois le chant des oiseaux ou le brâme d’un cerf, ou encore quelques passions singulières, Jean-Bernard Pouy pelant tranquillement trois pommes de terre, le docteur amoureux des orages expliquant leurs variations au fil des mois (« Un temps de Pauchon »), ou Pierre Bastien tirant sa musique de montages mécaniques dignes de Tinguely… La radio, comme la météo, traverse nos vies et nos saisons, il en faut pour tout le monde et pour tous les temps, du spécialiste au profane, de l’information fouillée au divertissement, du coup de foudre aux temps morts de la nuit, où le corps se retourne dans le lit en guettant le retour du sommeil.
J’admire beaucoup les gens de radio, que j’ai un peu fréquentés en novembre-décembre dernier quand ils m’ont plusieurs fois invité dans leur grande maison, je ne sais si j’aurais su faire leur métier, répondre avec cet à-propos, cet humour, à tant d’interlocuteurs, circuler avec cette aisance entre tant de sujets – Marc Voinchet, Brice Couturier, Antoine Mercier, comment faites-vous ? Ni garder en parlant une telle capacité d’écoute : on voit en effet sur les images tournées par Nicolas combien la parole radiophonique est faite d’attention aux autres, on y scrute des visages concentrés sous le casque, et d’autres souriants, détendus, qui mettent l’invité à l’aise et apprivoisent sa voix – petit animal sauvage, si timide chez certains… Parce qu’ils n’ont pas d’image, donc de look à afficher, les gens de radio n’ont pas l’arrogance de ceux qui passent-à-la-télé, ils ne la ramènent pas mais se montrent discrets, précis, souvent ironiques et toniques. Le film met clairement en lumière cette abnégation au service du grand public, ce service public au meilleur sens du terme ou quand il est à son meilleur. Filmé par Safaa Fathy, Derrida avait tiré de son entretien un livre, « Tourner les mots » (Galilée/Arte, 2000) ; j’ai songé que ce titre s’appliquerait bien à l’entreprise de Nicolas Philibert qui contourne à son tour, mais n’en filme pas moins, cette matière pétillante, vivace, invisible et toujours renaissante qui fait de chacun un sujet, qui change le petit je en nous et l’individu en public : la parole nue, le don des mots.
« La radio a tout ce qu’il faut pour parler dans la solitude. Il ne lui faut pas de visage ». (Gaston Bachelard)
Par son sujet, et la manière dont il se développe, La maison de la radio, condense idéalement le thème central de l’oeuvre de Nicolas Philibert. Ce thème, nous le savons, visite à travers divers modes et milieux, l’espace de la parole, de l’écoute et du langage. Mais c’est parce qu’il est d’abord cinéaste que Nicolas Philibert nous donne mieux à voir et à entendre une parole si nécessairement accordée à une voix, un corps et un visage. La Maison de la radio est le lieu, par excellence, du travail des mots, de la parole et du chant. C’est entre les murs de cette grande maison, dans un bureau, une salle ou un studio que, chaque jour, se réalise cette prodigieuse opération, toujours recommencée, toujours nouvelle et ininterrompue.
Au commencement du film, on songe à une nouvelle Tour de Babel; toutes sortes de voix se mêlent, se chevauchent et se mélangent comme dans un brouillon inécoutable. Elles circulent toutes ensemble mais on ne voit encore personne qui les reçoit. Voilà donc le matériau de départ : cette surabondance de voix, de mots et de phrases qui s’entrechoquent, ne peuvent s’extraire de ces murs ni de ces longs couloirs où elles ont pris naissance. Nous les percevons un peu comme ces fils électriques qu’un technicien doit toujours lier et ordonner dans un même sens, dans une même direction. Qui parle donc à cet instant où toutes les voix se mêlent ? Qui écoute tout près de là, ou à l’autre bout du monde, ces voix venues d’ailleurs ; un ailleurs qui n’est autre que cette Maison de la radio ;grand corps astral, planté en plein Paris, étrange soucoupe aux reflets de nuit et de métal.
Depuis ses tout premiers films, Nicolas Philibert se place en permanence sous le signe du langage. Il l’explore et le représente jusque dans ses marges (Le Pays des sourds, La Moindre des choses) et dans une approche qui inclut aussi la condition animale (Un animal, des animaux, Nénette).Et c’est en premier lieu le travail sur les mots, la matière du langage, la nature de ses liens avec le corps et la voix dont il est directement question ici. Car, même vécue dans la plus grande solitude, l’écoute s’allie toujours à l’autre, à une présence connue ou inconnue. Ici, à tout moment, l’acte de parole se fait action ; une action qui ne se limite pas seulement au verbe car les mots s’accompagnent toujours de gestes, de regards et de mouvements. Si l’on établissait un répertoire des voix et des sons qui se succèdent d’une séquence à l’autre, on observerait que ces voix n’existent jamais sans un certain rapport à l’ écoute ; une écoute proche ou lointaine, visible ou invisible, secrète ou partagée.
Dans l’une des premières scènes du film, nous découvrons un jeune journaliste recevant une « leçon de radio » d’une femme de métier. Elle lui apprend qu’un texte devant être lu à voix haute ne se plie pas aux mêmes lois que celles de la lecture silencieuse. Ailleurs, sur l’écran, le visage de celui, ou de celle qui attend révèle sous ses traits sensibles le progrès de son écoute. L’écrivain(e) que reçoit Alain Veinstein dans son émission si bien nommée Du jour au lendemain, est visiblement empli de ce silence qui précède la venue des premiers mots. Quelque chose se prépare dans une attente légèrement prolongée. Et tout le poids de cette attente passe sur le visage de l’invitée qui, à cet instant, ne se nourrit que de silence. Un autre exemple d’écoute solitaire apparaît dans la séquence du preneur de sons caché en pleine nature ; là, au cœur de la nuit, jaillira bientôt le cri d’un étrange oiseau. Je pense également à la performance du chanteur galicien, saisi au plus près de son visage ; un visage redessiné par la puissance de son chant qui n’est que voix, organe de la voix, voix pure, sons sculptés, éclats et vibrations. Il y a aussi la séquence d’enregistrement d’une pièce radiophonique où l’on observe, en premier plan, le visage tendu de Marguerite Gateau ; sa recherche, ses interrogations et ses regards révèlent le lent et difficile travail d’une écoute où il faut savoir choisir entre deux phrases ou deux tonalités ; entre un son et un autre, ou encore la pertinence d’un bruitage.
Du matin au soir, La Maison de la radio résonne de tous les bruits du monde ; de toutes les voix possibles, de musiques, de chants, de mille sonorités et parfois aussi du savant dosage de petits bruits qu’il faut savoir inventer. Au-delà de la clôture de chaque émission, cette Maison demeure un chantier ouvert; c’est à la fois un vaste chantier et une œuvre en cours. Un objet qui circule librement dans l’espace, n’ayant pas vocation de se refermer sur lui-même. Gaston Bachelard, qui a beaucoup aimé la radio, s’est interrogé sur cette portée immense de l’acte radiophonique, sur cette parole mondiale pour laquelle il inventa un mot susceptible d’en condenser toute la variété diffuse. Ce mot, c’est la logosphère.
Enfin, lorsque le jour décline, et que la nuit tombe, le calme revient, mais sans que la grande maison ronde ne cesse vraiment de tourner. Elle ne s’endort jamais tout à fait. Le travail continue en silence et, ici ou là, quelques petites lumières éparses éclairent le visage de ceux qui sont déjà là.
Au petit matin, l’enveloppe lisse de La Maison de la radio s’éclaire à nouveau ; elle brille légèrement sous le ciel rose et la fine lumière de Paris.
Fragil.org - 24 mai 2013
Le film s’ouvre sous la forme d’un zapping où s’enchevêtrent les voix de Patrick Cohen, Thomas Legrand, Bruno Duvic, Bernard Guetta, Mickaël Thébault, Marc Fauvelle, ou encore celle de François Morel. Des noms familiers pour qui se réveille chaque matin avec la matinale de France Inter. Avec ces quelques secondes, on comprend dès lors ce lien si particulier qu’entretient chaque auditeur avec la radio. Média de proximité et d’accompagnement que chacun peut emporter n’importe où et qui partage l’intimité de notre quotidien. La radio est pour beaucoup le premier son qui réveille ou qui aide à s’endormir. C’est également le seul média qui permet d’exercer une autre activité tout en l’écoutant. La radio est ainsi devenue au fil du temps le média que l’on écoute à la fois dans la salle de bain, la cuisine, la voiture, au travail, dans les transports en commun…
Par ce film-documentaire, le réalisateur Nicolas Philibert adresse une véritable déclaration d’amour à la radio, et au service public en particulier. Dans ce brouhaha que constitue aujourd’hui la bande FM surchargée, les antennes de Radio France continuent d’être un groupe en marge des codes marketing et des régies publicitaires qui ont bien souvent remplacé le travail des directions des programmes de la plupart des radios privées. Le documentaire démontre, si tant est qu’il était besoin de le prouver, qu’on ne vient pas sur une radio de Radio France par hasard. On y adhère. On n’écoute pas France Musiques et encore moins France Culture sans y être sentimentalement attaché. Nicolas Philibert rend à ce point d’ailleurs un hommage appuyé et éminemment mérité aux personnels de ces antennes qui chaque jour fabriquent des programmes, des émissions, de l’information. Rarement le mot artisanat a aussi bien collé au travail de ces équipes que l’on voit au début du film s’engouffrer dans les ascenseurs de la Maison ronde comme dans une fourmilière après avoir passé les portiques de la sécurité. Ce qui frappe enfin dans la globalité des séquences c’est que la radio reste avant tout un média de l’écrit. Pas un journaliste, pas un présentateur, pas un comédien, pas un musicien sans son texte ou sa partition.
La Maison de la Radio (souvent appelée Maison ronde) est le bâtiment, inauguré en 1963, situé avenue du Président Kennedy dans le XVIe arrondissement de Paris, qui abrite les antennes de Radio France depuis 1975. Hormis France Inter délocalisée à proximité, rue Mangin, depuis les travaux de réhabilitation du bâtiment entamés en 2005. Conçue par l’architecte Henry Bernard, la Maison de la Radio a la particularité d’être un bâtiment circulaire de 500 mètres de longueur avec une tour centrale de 68 mètres de hauteur. On ne saurait aujourd’hui dissocier Radio France de son emblématique bâtisse, et inversement. Au sein du documentaire, celui-ci prend d’ailleurs tout son sens jusqu’à devenir un véritable personnage à part entière. Une véritable ville dans la ville. La Maison de la Radio est constituée de 64 studios (à titre de comparaison, la station Europe 1 compte trois studios de diffusion). Sa surface représente 5 kilomètres de couloirs, et y vivent environ 4300 salariés dont 700 à 800 journalistes. En son sein, on y trouve aussi un bureau de poste, une banque, une immense cuisine pour assurer la restauration des personnels, un garage où l’on répare aussi le parc de voitures aux couleurs des différentes radios, et même… un abri anti-atomique.
Le film de Nicolas Philibert s’attache à raconter le quotidien de ces artisans des ondes, dévoilant les multiples métiers qu’offre la radio, des producteurs aux assistants en passant par les chefs d’édition, les réalisateurs, les standardistes, les comédiens, les musiciens, les preneurs de son. Le documentaire bascule sans cesse d’un studio à l’autre, d’un bureau à l’autre, d’une radio à l’autre, mais avec toujours la même partition. Malgré cette impression de rythme soutenu où le son s’écoule sur les ondes sans temps mort comme le sable dans le sablier, on sait encore prendre la mesure du temps, se poser, respirer, écouter, parler, s’entendre. Ce qui permet au spectateur de découvrir ainsi donc de multiples scènes fascinantes, souvent surprenantes et drôles. Comme cette conférence de rédaction du matin à France Inter. « Comment traiter le phénomène Justin Bieber ? », demande une chef d’édition. « Du point de vue d’un sociologue, ça fera très France Inter », rétorque aussitôt une autre. « Sociologue de gauche alors ! », ajoute un journaliste. Eclats de rire général. Il faut les voir à la manœuvre ces journalistes. S’engueuler sur un sujet, choisir ce qui fera l’ouverture du prochain flash, recevoir les reportages des correspondants sur place dans le bocal (le cœur de la rédaction), et enfin prendre l’antenne. En studio, ou à moto comme lors d’une échappée en plein Tour de France.
Emouvante Laëtitia Bernard, la jeune journaliste présentatrice des infos de France Bleu Midi. On la voit pianoter sur son clavier adapté en braille, et lire ainsi son journal lorsqu’elle prend l’antenne. Un handicap qui n’en est plus un pour la radio. Réjouissant. Emotion encore lorsque la caméra accompagne ce preneur de son en pleine forêt pour capter le bruit de la pluie tombant sur les feuilles des arbres, le crépitement des animaux galopant sur le sol humide et les cris des oiseaux qui survolent les perches audio. Assis contre un arbre et silencieux, le casque posé sur les oreilles, il enregistre cette musique naturelle qui alimentera l’immense bibliothèque sonore de Radio France.
On suit aussi pas à pas la mécanique de réalisation d’un feuilleton pour France Culture. L’art du comédien à qui incombe d’exprimer par son unique voix la justesse d’une émotion. Toute une séquence tellement emblématique de l’antenne de France Culture, mais pas que. Cette radio où on ouvre aussi l’antenne la nuit à de la création sonore, et où le temps semble ralentir en journée pour réfléchir, penser, parler, écouter. Changement de plan, nous voilà au cœur du Chœur de Radio France. Fin d’une journée de répétition. Le chef, Matthias Brauer, donne rendez-vous à ses choristes pour une nouvelle journée de travail le lendemain à partir de 10h. Le rêve. Car Radio France héberge aussi un Orchestre Philharmonique, un Orchestre National, une chorale composée de 114 chanteurs lyriques professionnels, et une Maîtrise qui compte pour sa part environ 150 élèves.
Et puis il y a tous ces invités qui défilent sur les antennes, d’un écrivain à l’autre, d’Umberto Eco qui parle d’étrangler sa grand-mère à Jean-Bernard Pouy, l’auteur de polars qui se retrouve à éplucher des patates (il y tient) seul devant le micro que lui a laissé Rebecca Manzoni. Il y a aussi Philippe Colin et Xavier Mauduit comme deux gamins fascinés d’entendre leur invité, Jos Houben, le dévorant de leurs gros yeux ronds tout en hochant simultanément la tête. Irrésistible.Tout comme cet auditeur qui voulait adresser un cadeau à Babeth, la standardiste d’Evelyne Adam sur France Bleu, à Babeth et à ceux que l’on n’entend jamais, toutes celles et ceux qui contribuent à faire des antennes de Radio France ce qu’elles sont chaque jour, un grand bravo.
Revue Images documentaires – N° 77 - Juillet 2013
Au temps (pas tout à fait révolu) où les postes de radio avaient un bouton qu’il fallait tourner pour parcourir la bande, la recherche d’une fréquence offrait à l’auditeur l’oxymore d’un montage linéaire : une succession cacophonique agencée par le seul hasard du parcours de la plus basse à la plus haute fréquence. Les bribes de parole et de musique qui ouvrent La maison de la radio rappellent cette pratique désuète du zapping unidirectionnel, mais c’est pour d’emblée se dégager de sa linéarité : les voix, dans le prégénérique, se surimpriment jusqu’à étourdir, un zoom sonore sur la parole de Patrick Cohen (France Inter, 7 heures du matin) signalant que la fin du brouhaha – le début de l’écriture cinématographique – va exiger d’un cinéaste qu’il se lève de bonne heure. Qu’il tisse et détisse, comme la Pénélope dont il est question dans une émission de France Inter.
Colliger en un seul long-métrage la variété des paroles, des silences et des sons émis et les tresser dans une seule toile même moirée constitue peut-être le plus grand défi que s’est donné à ce jour le réalisateur de La Ville Louvre. En choisissant de faire démarrer le générique sur l’entrée des travailleurs dans la Maison ronde, il ne se contente pas d’un clin d’œil aux frères Lumière ou d’un schéma de symphonie urbaine vertovienne : il s’identifie, montre son badge en quelque sorte, et celui de son équipe, avant de se mettre au travail. Son travail ? Composer de manière musicale un équilibre entre le montré et le caché, le réel et l’imaginaire. Filmer l’inaudible, tel était déjà le projet du Pays des sourds, dont le tournage fut entamé sans rien connaître de la langue des signes. Filmer l’invisible, le son sans l’image ? La proposition est ici presque trop évidente face à des voix qui sont d’autant plus familières à des millions de personnes qu’aucune image n’y est associée 1. Certes, on aperçoit bien la grimace de la cantatrice après une « prise » de Heidenröslein qu’elle trouve manifestement ratée, comme la matérialisation sur son visage d’une annotation marginale. Etendue à tout l’espace, cette grimace silencieuse a pour équivalent l’idée des « coulisses de la radio » : bureaux, couloirs mais surtout partie vitrée des studios où siègent les énormes consoles. Pourtant rapidement il apparaît qu’il s’agit d’un cliché mensonger : les « coulisses », lieu d’où quelqu’un a pour travail d’écouter, se révèlent partie intégrante de la scène. C’est ici et là que ça se passe : du côté de Marguerite Gateau, qui commente et trie les prises successives d’une fiction dialoguée dont elle anticipe le montage, et du côté du comédien qui en dit le texte, attentif aux « oreilles qui bougent » du réalisateur de la fiction.
Le projet de mettre des visages derrière des voix – la vocation du film-album – s’avère ainsi très satellitaire dans La maison de la radio, d’ailleurs tantôt les producteurs ou invités sont identifiables (sans être heureusement “étiquetés”), tantôt ils restent innommés. Malgré la rotondité de bonbonnière du bâtiment d’Henri Bernard, il ne s’agit pas d’offrir à l’auditeur un ensemble de corps manquants, mais de signifier cinématographiquement l’alliage étrange de clôture et de porosité au monde de cette institution. Lieu a priori surtout centrifuge, la Maison diffuse par les ondes des informations, dispatchant avec humour les dépêches les plus farfelues (une course annuelle entre un cycliste et un cheval), envoyant ses motards sillonner la France pendant le Tour, signalant aux automobilistes les bouchons à prévoir et aux marins les zones de tempête à éviter. Mais le film ne se réduit pas à l’égrenage d’une variété de sons envoyés à l’extérieur, à sens unique. En amont de la diffusion, le recueil de paroles et de sons – la dynamique centripète – est dans la chronologie de son film, ce que Philibert désigne comme le cœur secret de la Maison : la fabrique du son radiophonique. Cela commence par la collecte d’infra-sons – de simples bruits. En suivant en pleine forêt l’aventure d’un preneur de son silencieux, le cinéaste restitue dans sa crudité inquiétante la pulsion auditive (comme il y a une pulsion scopique), qui rappelle le protagoniste de Blow Out de Brian de Palma. Que cet homme des bois doive se tenir en embuscade loin de son micro (déguisé en arbre comme le Chaplin de Charlot soldat) permet encore de complexifier le seul paradigme enregistrement/diffusion : un micro et une oreille doivent parfois faire chambre à part pour qu’un son soit engendré. Mystère, presque mystique cette fois, qui s’accomplira dans la « machine à son » finale de Pierre Bastien, que fait entendre Thomas Baumgartner dans son Atelier du son de France Culture : enfantine et scientifique, elle abouche pièces mécaniques (tourne-disque, fer à souder) et éléments (l’air soufflé dans une trompette à eau) pour accoucher d’un son aussi primitif que manufacturé, en marge duquel les sons perdus (les CD non-ouverts empilés sur le bureau du musicologue-producteur Frédéric Lodéon ou l’ambiance d’une rue de Paris au dix-septième siècle évoquée par Jean-Claude Carrière) font figure d’avortons en souffrance dans les limbes. Ces sons jamais ouïs, Philibert les fait exister dans la parole des hommes qui les désirent.
Devant ce film-monde, ce montage dedans-dehors alterné jouant de reprises (les prises successives au micro), de récurrences (les producteurs ou musiciens récurrents, repérables par le spectateur) et de longues plages hypnotiques (les chansons), l’harmonie que l’on ressent peut faire croire à une euphorie naïve. Information et poésie, individuel et collectif, système et singularité… la machine humaine serait bien trop huilée. De même que Charles Tesson avait pu écrire d’Être et avoir, tourné dans une classe unique campagnarde, qu’il avait « surtout pour fonction de redonner la foi en l’école », au prix d’une impasse sur la réalité inégalitaire de la scolarité dans les banlieues , pour La maison de la radio, plusieurs intervieweurs et critiques 3 ont désigné comme hors-champ manquant les grèves récurrentes qui ont lieu à Radio France – selon eux, pour résumer, le montage exclurait à tord une forme disharmonique du vivre-ensemble. On pourrait rétorquer que le travail d’écoute filmé ici s’oppose au « silence radio » des ondes mortes, et que la parole des grévistes eût couru le risque d’être dissoute, nivelée, dans l’agencement complexe des sons, bruits et mots qui forment la foisonnante frondaison du film.
Mais plus profondément, les tenants de tels reproches (fondés de facto) manquent la principale vertu politique du travail de Philibert. Dès lors que l’on considère chacun de ses films comme un processus d’identification qui passe par une énamoration et aboutit à une réflexion sur son propre rapport au monde et son travail de cinéaste, il apparaît clairement que la politique ne saurait passer dans ses films par un point de vue militant ou par la construction d’une dramaturgie (à l’œuvre par exemple chez Frederick Wiseman dans La Comédie française et La Danse). Plus circonscrite peut-être, elle est intimement entrelaçée à une éthique du cinéma documentaire (du cinéma tout court) : en rendant compte avec la plus grande acuité auditive, visuelle et rythmique, de ce qui se « trame » à la radio publique française, Philibert souligne l’extraordinaire pertinence de ce modèle, sa sophistication, et pour tout dire, sa vertu démocratique. Certes, tout citoyen ne « cause » pas dans le micro : non seulement il y a les auditeurs, laissés hors-champ, et les producteurs, mais même dans le champ, il y a ceux qui sont face au micro et ceux qui pour les enregistrer, les écoutent. Pourtant, la porosité entre écoutant et écouté affleure partout (par exemple dans l’attention d’Eric Caravaca aux consignes de Marguerite Gateau), si bien qu’à la sortie d’une séance de La maison de la radio, le spectateur pourra avoir l’impression d’évoluer dans le monde comme s’il était lui-même un micro. Faire de l’écoute une vertu politique, c’est tout un programme, qui ne saurait, par son contenu même, s’énoncer sur un mode discursif.
Enfin – voilà une évidence qu’on aurait pu énoncer dès le début de ce texte mais que l’on relie plus volontiers à la transmission d’un mode d’écoute – Nicolas Philibert fait du travail au sein de la maison de la radio la métaphore de sa propre approche cinématographique. Si l’on tire ce fil sans en rester au plaisir un peu vain pour le réalisateur de se mirer dans un autre art, écoutons ce que suggère le rapprochement. Non seulement que le documentaire ne saurait s’interdire la multiplication des « prises » (comme la fiction radiophonique par exemple, ou le montage d’un flash d’informations), donc la mise en scène. Mais aussi que l’insignifiance a priori du réel filmé fait de tout documentaire un prototype, tels les sons produits par la machine de Pierre Bastien : comme eux, le film de Philibert s’avoue ténu, fragile même. Plutôt que de « tout dire » de Radio France (autre reproche qui lui a été fait : le documentaire-inventaire), il sédimente ce que la radio lui a appris de la voix humaine (Cocteau n’est pas si loin) et du cinéma. Le choix de filmer à deux caméras le dialogue nourri de silences entre Alain Veinstein et la professeure-écrivaine Bénédicte Heim sur France Culture constitue à cet égard une émouvante remise à neuf de la grammaire de base du cinéma, le champ-contrechamp. « Il la regardait à côté de son image, là où elle ne savait pas être », cite tranquillement Veinstein face à l’auteure, qui reçoit, bouleversée, les mots qu’elle a écrits mais jamais entendus. Encore une définition du documentaire…